Couverture du journal du 19/04/2024 Le nouveau magazine

Lutte contre l’érosion fiscale

Véritable vêtement juridique, la société est un pilier de l’économie, de l’emploi et de l’innovation. Elle consiste en la mutualisation des moyens au profit d’une personne morale, en vu de réaliser un objectif et d’en tirer des bénéfices. L’objet de la société est privé dans le sens où il permet aux associés d’obtenir des dividendes ; mais il entre également dans le champ de l’intérêt général car étant dotée de la personnalité juridique, elle est assujettie à la contribution aux dépenses publiques. En raison de la mondialisation du marché, les sociétés se sont adaptées dans leur structuration (filiales, succursale) internationale, dans le but d’être visibles sur la scène internationale mais surtout de pouvoir, grâce aux montages fiscaux de plus en plus complexes, réduire le montant de l’imposition due.

Difficulté internationale : l’unanimité – La question de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale n’est pas nouvelle. En effet, en 1981, la France a organisé la lutte contre la fraude fiscale par la dématérialisation des titres sociaux (i). Toutefois, pour être efficace, le combat doit s’internationaliser comme le démontre la mise en exergue sur la scène internationale, notamment suite aux révélations de l’affaire Panama Papers du ICIJ (ii) en 2016.

Cependant la matière est délicate en ce qu’elle touche à la fiscalité internationale : c’est-à-dire au pouvoir régalien de l’État. Ainsi, la naissance d’un texte fiscal multilatéral est assez rare pour être soulignée. C’est ce défi qui fut mené à bien dès 2015, sous l’égide de l’OCDE et du G20, sous le nom de « Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices », également appelé Instrument Multilatéral (IM). Une centaine de juridictions (iii) ont ensemble négocié le texte, lequel est entré en application le 1er juillet dernier lorsque la ratification est intervenue. Le Parlement français a, quant à lui, adopté la loi de ratification le 12 juillet (iv). 

L’érosion fiscale consiste en la recherche intentionnelle de se soustraire, tant légalement qu’illégalement, soit à l’établissement (ce qui constitue une fraude fiscale), soit à la diminution du montant de l’impôt. Le transfert de bénéfices est une stratégie fiscale qui exploite les failles et les différences internationales en vue de diminuer (fictivement) les bénéfices normalement imposables. Il s’agit, ordinairement, de transférer lesdits bénéfices dans des territoires où non seulement l’entreprise n’exerce que peu d’activité réelle mais surtout n’est que très faiblement imposée voir non imposée.

L’unification opérée par l’IM permettra d’amoindrir les failles fiscales et les disparités existantes. En outre cette démarche permettra d’accroître la sécurité juridique du contribuable.

Variabilité de la définition de l’établissement stable – La difficulté bien connue et largement exploitée, est celle de la qualification de l’établissement stable. Cette notion, factuelle, ne découle pas d’un statut juridique – société, filiale ou succursale – mais de l’activité, du but et du lien avec l’entreprise. Ainsi la qualification dépend d’un faisceau d’indices. Sont pris en compte par le juge notamment : un siège de direction, des installations matérielles – usines, bureaux, entrepôt… – les liens et le degré de dépendance – économiques, hiérarchiques, juridiques… – entre les établissements. Or, l’application de cette notion prétorienne demeure plus qu’imprévisible.

En effet, le juge fiscal n’a pas tranché entre les thèses en présence. Selon la conception retenue, substantielle ou contractuelle, la qualification d’établissement stable sera ou non retenue. Force nous est de constater que la jurisprudence hésitante ne fait qu’accroître l’imprévisibilité de la matière et donc affecte la gestion mondiale de l’entreprise.

Définition unifiée – L’IM vient unifier la définition de l’établissement stable entre les États parties à la convention. Espérons que le juge français use de la définition internationale pour l’interprétation du droit interne. L’IM (v) emprunte au modèle de convention fiscale de l’OCDE, la définition de l’établissement stable. 

Selon cette nouvelle convention, est qualifiée d’établissement stable la structure qui, en raison d’un lien étroit et pour le compte d’une entreprise, conclue habituellement des contrats ou joue un rôle essentiel dans les négociations aboutissant à la conclusion dudit contrat. Au sens de la convention la personne étroitement liée à une entreprise est celle qui est, directement ou indirectement, contrôlée par l’entreprise. 

De la sorte, trois éléments cumulatifs semblent nécessaires et suffisants pour emporter la qualification d’établissement stable. Le juge doit apprécier premièrement le contrôle par l’entreprise. Ensuite le juge devra caractériser le mode de fonctionnement, notamment s’il est habituel, que l’établissement agisse pour le compte ou au nom de l’entreprise qui le contrôle. Enfin, le juge se devra d’apprécier la finalité des opérations menées, à savoir, soit conclure un contrat pour le compte de l’entreprise, soit participer essentiellement au processus de conclusion du contrat (négociation, mise en relation…). Ainsi la convention n’opère pas de choix entre la thèse substantielle ou contractuelle mais vient rationaliser les éléments de qualification. Dès lors, le juge trouve une ligne de conduite.

Il reste à souligner que, au plan local, l’Union européenne initie une démarche similaire. En effet, début 2018 (vi) la Commission a fait deux proposition en vue d’instaurer une unification de l’imposition des entreprises ayant des établissements dans plusieurs États membres. Elle souhaite mettre en place une taxation unique. Toutefois, bien que très sécurisant pour les entreprises, restreignant par là même la pratique du forum shopping (vii), le projet est loin d’aboutir en raison de l’unanimité requise en la matière par les traités.

En somme, l’uniformisation tant européenne qu’internationale vient sécuriser la gestion de l’entreprise multinationale. Il reste à savoir comment les juridictions useront des instruments présentés.

i – L. no 81-1160 du 31 décembre 1981 de finances pour 1982
ii – International consortium of Investigative Journalism (Consortium international des journalistes d’investigation) qui regroupe environs 160 journalistes de 85 États.
iii – Les îles de Jersey et Guernesey, l’île de Man, l’Irlande, le Liechtenstein, le Luxembourg et la Suisse, notamment connus pour leur fiscalité particulièrement avantageuse, sont signataires de l’IM.
iv – L. no 2018-604 du 12 juillet 2018 autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices
v – IM, Partie IV. « Mesures visant à éviter le statut d’établissement stable » (art. 12 à 15)
vi – Discours de P. Moscovici, Commission européenne, 21 mars 2018.
vii – Possibilité offerte au justiciable, par les règles du droit international, de choisir les dispositions légales qui lui sont les plus avantageuses.