Echos Judiciaires Girondins : Le déconfinement a donc commencé en France. Dans quelles conditions les entreprises industrielles de Gironde ont-elles repris leur activité ? Comment se sont-elles organisées (masques, distanciation, recours au télétravail qui se poursuit ?)
Xavier Esturgie : « Fin mai, la reprise est toujours très contrastée, les entreprises qui ont stoppé toute activité ont plus de difficultés à reprendre. Les industries de la Métallurgie ont repris dans des conditions très dégradées avec 18 % des entreprises en chômage partiel et 10 % en arrêt de travail, congés ou RTT. La Chimie a repris à 90 %, la Plasturgie est à 70 % d’activité. Dans les Industries Alimentaires, 90 % des entreprises sont restées ouvertes. De nombreuses entreprises fonctionnent encore en situation dégradée, avec de gros problèmes d’organisation, de surcoûts et de productivité. Et l’annulation ou les reports d’investissements impactent de nombreux secteurs. La mise en place des conditions sanitaires a été réalisée dans l’ensemble avec une très grande rigueur. L’UIMM par exemple a dû importer 4 millions de masques que nous avons distribués gratuitement à nos adhérents à la Maison de l’Industrie. Nous avons aussi réalisé des dons de matériels de protection aux équipes soignantes locales. »
EJG : Comme le reste de l’économie française, l’industrie est fortement impactée. Quelle est la situation du secteur industriel en Gironde globalement (trésorerie, commandes, approvisionnements…) ?
X. E. : « Nous sommes évidemment très inquiets en Nouvelle-Aquitaine et en Gironde pour les industries de la Métallurgie en particulier. Parmi nos adhérents, plus de 60 % des entreprises sont confrontées à des tensions de trésorerie, 69 % à l’allongement des délais de paiement, 29 % rencontrent des difficultés avec l’assurance-crédit, 70 % ont des problèmes d’approvisionnements, 42 % des problèmes de fabrication. Les pertes de chiffre d’affaires s’accumulent, sans visibilité à court ou moyen termes. Dans les différentes branches, la situation est contrastée, mais à l’exception de certaines activités, toutes ont été sévèrement impactées. Et c’est bien là le problème, car l’on s’est aperçu à cette occasion à quel point les industries sont interdépendantes entre elles, y compris localement.
C’est la raison pour laquelle les branches industrielles de Nouvelle-Aquitaine ont souhaité se regrouper dans un collectif régional France industrie, animé aujourd’hui par Yannick Dufau, le dirigeant d’Alsolen, spécialisée dans les technologies solaires. Chaque réunion de ce comité permet de vérifier la convergence des constats et la volonté partagée de relancer l’industrie par une mobilisation collective. »
EJG : Y a-t-il des secteurs d’activité dans l’industrie en Gironde qui s’en sortent mieux que d’autres ? Lesquels ?
X. E. : « En réalité, au sein de chaque branche industrielle, le partage s’est opéré en fonction des marchés de destination, lesquels ont été perturbés à des degrés divers. Par exemple les industries alimentaires dédiées à la grande distribution ont conservé leur niveau d’activité, alors que celui-ci s’est effondré pour les marchés de la restauration. Dans la Chimie, la production de principes actifs pour le secteur santé est en progression, mais les applications et additifs sont fortement impactés par l’effondrement de l’Automobile. Les industries papetières sont également durement touchées. La plasturgie subit la crise pour les marchés du nautisme, mais les fabricants de piscine connaissent une progression d’activité et manquent de personnel. Toutes les industries qui œuvrent pour les secteurs Automobile, Aéronautique, ou le BTP ont été très touchées. Celles qui travaillent pour les secteurs de la santé, des produits d’hygiène, de l’agro-alimentaire, du packaging, sont elles plutôt en progression. On retrouve ces distinctions en aval pour les industries de traitement des déchets et du recyclage, pour lesquelles la filière carton reste en positif, alors que les filières métallique et plastique se sont effondrées. »
EJG : Que pensez-vous des mesures d’urgence prises par l’État en faveur des entreprises (PGE…) et des dispositifs mis en place par la Région Nouvelle-Aquitaine ?
X. E. : « L’État a joué un rôle formidable pour amortir les effets de la crise avec des dispositifs très efficaces. Il suffit de comparer avec la situation d’autres pays pour s’en rendre compte. Le régime dérogatoire d’activité partielle a évité de nombreux licenciements immédiats. Les prêts garantis par l’État (PGE), les reports d’échéances et le rééchelonnement des crédits, ont permis aux trésoreries de tenir. Il faut saluer ce pragmatisme et cette pro-activité qui se sont avérés particulièrement salutaires. Je n’ose imaginer ce qui se serait passé sans cela. Pour autant, les difficultés structurelles sont aujourd’hui devant nous. Les prêts ne sont que des prêts, les reports ne sont que des reports, et le chômage partiel ne peut être un mode permanent de gestion de l’emploi.
Par conséquent, il faut s’attendre malheureusement dans les mois qui viennent au choc différé de cette crise sans précédent. Il y aura évidemment des dépôts de bilan et des PSE. La question est d’amortir le plus possible ce choc et d’accompagner les reconversions en termes d’activités comme en termes d’emplois. Par ailleurs, le recours massif aux PGE, essentiel pour préserver la trésorerie, a pour contrepartie de dégrader le ratio endettement sur fonds propres et vient donc limiter et décaler la capacité financière à rebondir des entreprises. »
EJG : La reprise semble très progressive et incertaine : quelles perspectives voyez-vous pour l’industrie girondine dans les mois à venir ?
X. E. : « Beaucoup parlent du « monde d’après », certains y projettent de l’utopie, d’autres du catastrophisme. Je ne sais qu’une chose : l’économie ce sont les hommes et les femmes qui la font. Le monde d’après sera donc en Gironde comme le monde d’avant, avec des difficultés accrues, et sans doute aussi de nouvelles opportunités. Son état dépendra avant tout du volontarisme et de la capacité de travail collaborative des hommes et des femmes d’entreprises et de tous ceux qui travaillent pour l’économie et l’emploi. Ce qui me paraît important en période de crise, c’est de densifier, de diversifier et de renforcer les relations de terrain pour mobiliser l’intelligence collective et bâtir de nouveaux projets, de nouveaux modes d’organisation, de nouvelles relations économiques et sociales. L’économie locale est évidemment aussi dépendante de l’économie globale, c’est pourquoi la reprise sera globalement progressive. La crise du Covid nous fait toucher du doigt les fragilités de l’industrie et à quel point celle-ci est indispensable et utile. Pour rebondir, il va nous falloir être créatifs. Dans les entreprises, mais aussi dans l’environnement institutionnel. Ce qui est certain pour l’industrie, c’est que pour porter des projets, il faut être en capacité d’investir. Et pour l’être, il faut avoir des fonds propres suffisants. Il y a une action à imaginer pour renforcer les fonds propres des PMI ou mobiliser des quasi-fonds propres autour de nouveaux projets, en lien avec les partenaires financiers. Il ne faut pas tout attendre des mesures nationales. »
EJG : Vous avez alerté récemment la Région et l’État sur la situation préoccupante de l’apprentissage industriel : quelles mesures préconisez-vous face aux menaces qui pèsent sur cet apprentissage stratégique pour le secteur ?
X. E. : « Heureusement, la « conférence sociale » qu’ont souhaité réunir la préfète et le président de la Région a permis de vérifier que notre message est passé. Il est passé aussi au plan national, et le Gouvernement prépare des mesures à ce sujet. Le problème est criant : dans les industries de la Métallurgie régionale, 18 % des salariés ont 55 ans et plus et seulement 5 % moins de 26 ans ! Beaucoup d’entreprises confrontées à la baisse de visibilité risquent de ne pas concrétiser leurs recrutements en alternance à la rentrée de septembre. La menace d’un trou d’air pour l’apprentissage est triple : celui d’une augmentation rapide du chômage des jeunes, celui d’une déperdition des compétences techniques qui surajoute à la crise économique des difficultés majeures à renouveler les compétences pour assurer la reprise industrielle, et celui d’une déstructuration du dispositif des CFA, actuellement rémunérés au coût-contrat. Donc, c’est un vrai « plan Marshall » pour l’apprentissage que nous appelons de nos vœux, mobilisant les Opco, l’État et la Région. Il faut permettre aux CFA d’accueillir l’an prochain les jeunes qui n’auront pas encore trouvé de contrat. Il ne faut pas que l’apprentissage soit la première victime de la crise et que l’on sacrifie à la fois toute une génération d’alternants et l’infrastructure de l’apprentissage industriel ! »
EJG : Que ce soit le président de la République, le ministre de l’Économie ou autres acteurs politiques de bords divers, tous semblent appeler à la réindustrialisation de la France. Qu’est-ce que vous inspire ce changement de paradigme réel ou supposé ?
X. E. : « Le changement dans ce domaine, ce n’est pas juste maintenant : l’industrie avait commencé à se redresser depuis 2017. Et pour la première fois depuis de nombreuses années, l’emploi industriel a augmenté jusqu’en 2019. Donc la réindustrialisation est en marche depuis plusieurs mois. Évidemment ce parcours vertueux vient de subir un sévère revers. Mais nous étions sur la bonne trajectoire et il faut nous employer à la retrouver. L’industrie a été trop négligée pendant des décennies, tant des politiques publiques que de l’opinion générale ou encore de l’orientation et de la formation. Il est plus que temps de renouer avec le réalisme. Le mépris de l’industrie, c’est le mépris du progrès. »
EJG : Finalement, voyez-vous tout de même dans cette crise une source de nouvelles opportunités pour l’industrie ?
X. E. : « La première source d’opportunités, c’est à mon avis que la crise a renforcé l’exigence de travailler à la recherche d’une intelligence collective, entre les branches professionnelles, et avec les pouvoirs publics, autour des enjeux essentiels. Elle a aussi mis en lumière l’importance d’être pragmatique et opérationnel, à l’écoute des vrais besoins des entreprises, en simplifiant et en assouplissant les contraintes inutiles. Même si une telle crise, par sa globalité, a nécessairement une incidence diffuse dans le temps, elle peut nous contraindre à stimuler l’innovation, à accélérer des sauts technologiques, à trouver de nouveaux marchés. Mais pour cela il faut être capables de travailler ensemble, de prendre des initiatives de terrain, et de ne pas tout attendre de décisions centralisées. Et puis, si la crise a pu montrer au plus grand nombre que l’industrie, c’est important et ça sert à quelque chose, alors je pense que la portée en sera d’autant plus positive. Car les grands chantiers de l’industrie, ceux de la transition énergétique et écologique, de la mobilité, de l’équipement sanitaire, de la robotisation, de la numérisation, ou de la fabrication additive, par exemples, sont encore largement devant nous. Ce sont nos usages et notre volonté collective qui en assureront le succès. »