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Solitude du dirigeant : une réalité, mais pas une fatalité

Dans un contexte économique où l’incertitude devient la normalité, de nombreux dirigeants éprouvent la solitude de manière plus ou moins marquée. Il est possible de transformer cette fragilité en force, à condition de créer des espaces d’échanges sincères, de renforcer les contre-pouvoirs internes et de légitimer le droit au doute.

Aurélia BOUCHAUD et Olivia DEMICHEL, dirigeantes de Cap GRH - Bordeaux © Louis Piquemil - Echos Judiciaires Girondins

« Je n’ai personne à qui parler vraiment », confie un chef d’entreprise, la voix basse, après une séance de coaching. Un autre lâche : « Tout le monde pense que je gère tout avec facilité. En réalité, je suis seul face aux décisions. » Ces confidences, recueillies dans la discrétion, révèlent une réalité souvent passée sous silence : derrière les titres, les bureaux et les cartes de visites, la solitude des dirigeants en France est profonde et ancrée. Selon une étude de Bpifrance Le Lab, 45 % des dirigeants de PME/ETI déclarent ressentir ce sentiment d’isolement, dont 11 % de façon très marquée.

À mesure que nous accompagnons ces femmes et ces hommes qui portent la responsabilité de nombreux collaborateurs, un même constat s’est imposé : l’isolement est leur quotidien. « Je ne peux pas partager mes doutes, ni avec mes équipes ni avec mes proches et ma famille », résume ce PDG. Derrière le masque de la réussite, ils disent l’angoisse de la décision solitaire, le fardeau des attentes des collaborateurs, de la société, les difficultés financières et l’impossibilité de montrer une faille.

Des trajectoires d’entrepreneurs aussi diverses que singulières

Derrière ce sentiment d’isolement, les profils de dirigeants diffèrent, et leur solitude ne prend pas toujours la même forme. Les “startupers”, eux, vivent une immersion totale où travail et loisirs se confondent. Leur entreprise devient leur identité : « J’ai des amis, mais ce sont mes associés », confie l’un d’eux. Cette fusion permanente nourrit une énergie créative mais enferme aussi dans un quotidien sans respiration, où chaque succès ou échec est vécu de façon viscérale.

Il y a également le dirigeant entrepreneur, figure classique mais toujours centrale. Il a choisi, parfois très tôt, de tracer sa route. Ambitieux, il s’est façonné son destin à force d’audace et de prises de risque. Nombreux parmi les jeunes aujourd’hui souhaitent entreprendre, ont des idées et sont prêts à se lancer, tester de nouvelles solutions, applications … les écoles de commerce et d’ingénieurs. Mais si cette posture revendiquée donne une impression de liberté, elle s’accompagne d’une pression permanente : celle de ne jamais faillir, d’incarner la réussite que son entourage et ses équipes attendent.

À l’opposé, le dirigeant malgré lui incarne une solitude particulière. Héritier d’une histoire familiale ou gestionnaire d’un patrimoine, il n’a pas toujours eu le luxe du choix. Sa charge est vécue comme un devoir, parfois même comme un poids. « Je ne dirige pas pour moi, mais pour honorer ce que mes parents ont construit », s’autorise l’un d’eux. Ce sens de la responsabilité, noble en apparence, se double d’un isolement d’autant plus pesant qu’il n’est pas lié à un projet personnellement désiré et souhaité.

Enfin, les autoentrepreneurs et indépendants, figures de plus en plus nombreuses dans l’économie française, vivent une forme de solitude radicale. On retrouve ici les artisans, commerçants, agriculteurs ou encore consultants qui travaillent souvent seuls ou en équipe réduite. Leur indépendance, souvent idéalisée, s’accompagne d’une précarité émotionnelle et matérielle.

Les dirigeants face à l’épreuve de l’isolement décisionnel

La solitude des dirigeants ne se résume pas à un sentiment : elle s’enracine dans des causes profondes et multiformes.

D’abord, le management. Diriger, c’est trancher. Mais chaque décision engage des emplois, des carrières, des vies. Impossible d’exprimer ses doutes devant ses équipes, encore moins de montrer une hésitation. « Dans mon comité de direction, je suis celui qui doit savoir, même quand je ne sais pas », résume un patron de PME. Cette posture impose un masque permanent, générateur d’isolement.

S’ajoute aussi la pression de l’étau entre actionnariat et management. Pris en tenaille entre des investisseurs impatients et des équipes en demande de stabilité, le dirigeant se retrouve au cœur d’attentes contradictoires et souvent en difficulté car il se doit d’être visionnaire, d’établir une stratégie, des plans, de définir des objectifs tout en étant aussi au quotidien multitâche, dans l’opérationnel, à devoir TOUT savoir et TOUT faire (« mais je suis obligé de vendre ! » sinon le CA ne sera pas au niveau »), parce que souvent le dirigeant sait tout faire !

Le déséquilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est une autre cause majeure. Les sacrifices imposés – absence, décisions unilatérales, maladresses dans la gestion de la sphère privée – mènent souvent à des conjoints frustrés, des divorces ou des familles éclatées. Ici, la solitude dépasse le bureau et envahit la maison. Avec l’augmentation des familles monoparentales, le dirigeant, déjà seul à titre professionnel, se retrouve seul aussi pour élever ses enfants …

À cela s’ajoute l’absence de prise en charge de la santé psychologique des dirigeants eux-mêmes. Les entreprises et la médecine du travail ont pris des mesures en matière de qualité de vie au travail pour accompagner et prévenir le burn-out des salariés, mais rarement celle du dirigeant. La santé du leader, pourtant clé pour l’organisation, reste un impensé collectif. L’observatoire Amarok estime ainsi qu’environ 17 % des dirigeants de PME présentent un risque de burn-out, un chiffre qui rappelle combien l’isolement n’est pas seulement un malaise psychologique, mais un enjeu de santé.

Les pressions réglementaires et légales pèsent aussi : la menace constante d’être tenu responsable – d’un cas de harcèlement à un burn-out dans les équipes – ajoute une épée de Damoclès permanente. Derrière l’image publique du “grand patron” se cache souvent une fatigue profonde, nourrie par l’épuisement administratif et comptable.

Enfin, l’image même du dirigeant, trop souvent associée aux excès des grands patrons médiatisés, fragilise les plus modestes. Beaucoup peinent à se reconnaître dans cette caricature, et vivent leur rôle non comme une conquête, mais comme un devoir, voire un fardeau. Bien souvent, ces derniers minimisent leur rôle, leurs responsabilités et éprouve fréquemment un sentiment d’infériorité !

Rompre l’isolement des dirigeants : un enjeu de bien-être et de performance

Pour briser cet isolement, plusieurs pistes se dessinent, qui vont de l’appui institutionnel aux démarches plus personnelles.

D’abord, les organes de gouvernance comme les conseils d’administration, conseil de surveillance, directoire et Codir apparaissent comme un rempart essentiel. En jouant pleinement leur rôle d’arbitrage, ils permettent au dirigeant de partager ses interrogations et de soumettre ses choix à la contradiction.

De même, les représentations syndicales, souvent perçues comme des contre-pouvoirs, peuvent devenir de véritables alliées. « Les syndicats sont des relais de terrain. Si on les intègre comme partenaires, ils permettent d’éviter des décisions déconnectées de la réalité sociale », souligne un expert en relations sociales.

Quant aux actionnaires, longtemps vus comme une contrainte, ils peuvent également être sollicités comme partenaires stratégiques dans une logique de co-construction. Le développement de la culture du Feedback (encourager les retours d’information, d’expérience) est une clé et participe à créer un environnement plus ouvert, qui réduira la sensation d’isolement.

Au-delà de ces instances, les réseaux jouent un rôle croissant. Qu’il s’agisse des Jeunes Dirigeants de France (JDF), du Medef, ou encore d’associations plus spécifiques comme celles des entrepreneurs catholiques, ces groupements créent des espaces de confiance. Les dirigeants y partagent leurs doutes, leurs difficultés et parfois leurs échecs. Une démarche qui, loin de fragiliser l’autorité du dirigeant, humanise sa posture et renforce la confiance de ses équipes.

Nécessité d’être accompagné

Le recours à des dispositifs plus personnalisés s’impose donc. Nombreux sont les dirigeants qui choisissent aujourd’hui d’être coaché, accompagné par un professionnel. D’autres préfèreront mobiliser la formation continue : « Les dirigeants doivent oser se former, même après vingt ans de carrière. Cela les aide à garder de la lucidité et à rester connectés aux évolutions économiques et sociales », rappelle un professeur de management. Dans un contexte économique incertain, ces pratiques ne relèvent pas seulement du bien-être individuel : elles conditionnent la résilience et la performance collective de l’entreprise.

 

Pour rompre l’isolement, les organes de gouvernance (Codir…) apparaissent comme un rempart essentiel

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