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Aelis Farma, biotech de classe mondiale

Fondée à Bordeaux en 2013, la biotech Aelis Farma a mis au point une nouvelle classe de médicaments agissant sur des récepteurs du cerveau pour lutter contre l’addiction au cannabis et améliorer les capacités cognitives. Une révolution dans le secteur de la pharmacologie. Et une démarche scientifique et humaine menée par le médecin-chercheur franco-italien Pier Vincenzo Piazza. Rencontre.

Pier Vincenzo Piazza, Aelis Farma, biotech

Pier Vincenzo Piazza, Aelis Farma © Atelier Gallien - Echos Judiciaires Girondins

L’histoire de la biotech Aelis Farma, c’est celle du Dr Pier Vincenzo Piazza, un médecin franco-italien spécialisé en psychiatrie. Arrivé à Bordeaux en 1988 à l’âge de 27 ans avec de grandes ambitions, il va consacrer sa vie à la recherche. « Dès le début, mon but était de trouver de nouveaux traitements pour les maladies du cerveau », affirme ce natif de Palerme (Sicile) aujourd’hui âgé de 61 ans, qui nous reçoit dans les bureaux d’Aelis Farma, décorés de peintures de paysages français du XIXe siècle restaurés par ses soins. Parmi les rares figures de médecins-chercheurs, il a passé près de 25 ans à l’Inserm de Bordeaux, période durant laquelle il a créé le Neurocentre Magendie en 2007 et coordonné la création du Neurocampus avec la Région Nouvelle-Aquitaine en 2016. « Pendant mes recherches, j’ai étudié deux pathologies spécifiques : l’addiction et les mémoires traumatiques », commence-t-il. Si la première engendre une hyperactivité du cerveau, les secondes se traduisent par l’impossibilité d’oublier. « Or, l’oubli est une fonction fondamentale au bon fonctionnement du cerveau », remarque Pier Vincenzo Piazza. Sa démarche est inédite dans le domaine des maladies du cerveau, et en particulier des maladies psychiatriques : « Mon pari a été de comprendre les mécanismes de ces maladies, pour essayer de trouver des médicaments qui corrigent de façon spécifique ces dysfonctionnements », explique- t-il.

GRAND PRIX DE L’INSERM ET DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES

C’est chose faite en 2008, lorsqu’il identifie « le premier mécanisme connu à travers lequel le cerveau essaye naturellement de s’opposer à un état d’hyperactivité engendré par le cannabis ». Publiée dans la revue Science en 2014 (une consécration en médecine), cette découverte décrit un mécanisme très sélectif, qui s’oppose à la pathologie tout en laissant le reste du cerveau fonctionner normalement. Sa cible : le système endocannabinoïde, un système de neurotransmission dont le récepteur principal est le récepteur CB1.

Nous avons créé une nouvelle classe de médicaments jamais testés chez l’homme, capables d’inhiber juste une partie d’un récepteur du cerveau

Connu car il est la cible du principe actif du cannabis, « ce récepteur est très important : il est un peu partout dans le système nerveux et c’est l’un des récepteurs les plus exprimés dans le cerveau. Il coordonne l’organisme », souligne Pier Vincenzo Piazza. Le scientifique s’attèle alors à développer des molécules copiant le mécanisme par lequel le cerveau s’oppose à l’hyperactivité du récepteur CB1, qui promettent d’avoir très peu d’effets secondaires. « Cela constitue une véritable révolution en pharmacologie », qui donne naissance à « une nouvelle classe de médicaments jamais testés chez l’homme, capables d’inhiber juste une partie du récepteur, ce que l’on pensait impossible auparavant », indique le scientifique. Auréolé du Grand Prix de l’Inserm et de l’Académie des Sciences en neurologie en 2015, le médecin-chercheur est alors « profondément convaincu d ’avoir fait une découverte très importante. C’est pour m’assurer qu’elle soit développée à plein que j’ai décidé de passer de la vie académique à la création de l’entreprise Aelis Farma », lance Pier Vincenzo Piazza avec un enthousiasme toujours intact.

UN PARTENARIAT À PRÈS DE 500 MILLIONS DE DOLLARS

Créée en 2013, la biotech Aelis (du nom d’une des filles d’Aliénor d’Aquitaine) développe un premier candidat-médicament, l’AEF0117, capable de s’opposer aux méfaits du cannabis. Ces derniers, qui vont de l’addiction (pour un consommateur chronique sur dix) à la perte cognitive (oubli), en passant par une diminution de 10 points du QI et un syndrome amotivationnel (l’envie de ne rien faire) sont particulièrement répandus aux États-Unis, où 14 millions de personnes ont été diagnostiquées dépendantes au cannabis. C’est pourquoi le NIH (National Institute of Health) américain a soutenu dès 2013 Aelis Farma avec une subvention de 8 millions de dollars. Aujourd’hui en phase clinique 2b (sur une cohorte de 330 patients dans 10 centres cliniques américains), l ’AEF 0 117 a donné une preuve d’activité sur l’addiction au cannabis dans une étude précédente et devrait entrer en phase finale en 2024 avant sa potentielle mise sur le marché. Le leader mondial des traitements contre l’addiction, Indivior, a déjà pris une option de licence à 30 millions de dollars pour ce médicament, lui donnant la possibilité d’acquérir les droits exclusifs de licence à l’issue de la phase 2b, pour un montant de 100 millions de dollars. Indivior prendra alors en charge tous les frais de développement suivants. « Et si l’efficacité du médicament est confirmée, ils nous verseront 340 millions de dollars de plus en fonction du franchissement d’étapes techniques, réglementaires et commerciales, ainsi qu’une redevance sur les ventes entre 12 et 20 % », précise Pier Vincenzo Piazza, dont le partenariat avec Indivior, signé en 2021, a été largement salué par les experts du secteur des biotech.

4 jours avant le début de la guerre en Ukraine, Aelis Farma est parvenue à lever 25 millions d’euros en bourse

Pier Vincenzo Piazza, Aelis Farma, biotech

© Atelier Gallien – Echos Judiciaires Girondins

DIFFICILE ENTRÉE EN BOURSE

Et puisque « c’est quand on n’a pas besoin d’argent qu’il faut aller en chercher », rappelle le dirigeant d’Aelis Farma, il décide dans la foulée d’organiser l’entrée en bourse de sa société. « J’ai fait ce choix avec l’idée de répondre à nos ambitions et de changer d’échelle », affirme-t-il.

En dépit du contexte particulièrement difficile, la date d e l’entrée en bourse (février 2022) précédant de 4 jours le début de la guerre en Ukraine, Aelis Farma est parvenue à lever 25 millions d ’euros. Si Pier Vincenzo Piazza reste à l’heure actuelle son actionnaire principal, la Région Nouvelle-Aquitaine en est un autre.

SOUTIEN INDÉFECTIBLE DE LA RÉGION

Depuis 2013, « le soutien de la Région a été la clé fondamentale du succès d’Aelis Farma. Et en tant que Sicilien, je suis très fidèle et reconnaissant à cette terre qui m’a tout donné. Aussi, nous resterons ici tant que nous pourrons continuer à nous y développer », promet le directeur général de la biotech, qui s’est vu remettre le prix de l’entrepreneur de l’année dans la catégorie « Scale-up » (entreprise en forte croissance) d’EY en octobre dernier. La Région Nouvelle-Aquitaine siège également à son conseil d’administration, présidé par le Danois Anders Gersel Pedersen, ancien directeur de la R&D du laboratoire pharmaceutique spécialisé dans les médicaments du cerveau, Lundbeck. C’est d’ailleurs à Copenhague que se trouve le centre stratégique pour les études cliniques d’Aelis Farma, qui emploie 5 collaborateurs sur place, en plus de son équipe de 23 personnes à Bordeaux.

MALADIES DU NEURODÉVELOPPEMENT

Forte de sa découverte et d ’un confortable matelas financier, sa trésorerie de 39,5 millions d’euros lui donnant de la visibilité jusqu’en 2025, Aelis Farma s’est intéressée pour son second candidat-médicament aux déficits cognitifs. « Le premier effet de notre médicament étant d’inhiber un système qui fait décliner les capacités cognitives, on a conclu que l’on pouvait développer une autre molécule permettant de les augmenter », schématise Pier Vincenzo Piazza. Ainsi dans une situation de déficit cognitif, elle peut inhiber le système s’opposant aux fonctions mnésiques et cognitives afin de les améliorer. « Nous avons décidé de nous concentrer sur les maladies du neurodéveloppement, où ce système est hyper-activé, comme le Syndrome de Down ou trisomie 21, en ciblant la fonction cognitive la plus affectée et qui a le plus de conséquences sur l’apprentissage et l’adaptation des enfants », affirme Pier Vincenzo Piazza. Son second candidat-médicament, l’AEF0217, agit ainsi sur la fonction cognitive nécessaire à l’apprentissage, appelée « Mémoire de travail ». Revendiquant un « choix scientifique et humain », le médecin a voulu, avec ce traitement destiné aux sujets porteurs du Syndrome de Down, « répondre à une demande désespérée de parents souhaitant rendre leurs enfants, dont l’espérance de vie est passée de 19 ans au début des années 1970 à 66 ans aujourd’hui, plus indépendants », confie-t-il.

L’AEF0217, qui cible donc le déficit cognitif avec comme première indication la trisomie 21, a passé les phases cliniques de sécurité chez les volontaires sains de façon « extrêmement favorable », assure le dirigeant d’Aelis. Membre du projet H2020 ICOD de la Commission européenne, qui l’a financé à hauteur de 6 millions d’euros, ce candidat-médicament entrera fin 2022 en phase d’étude clinique 1/2 chez les sujets porteurs du syndrome de Down, un peu plus fragiles, ce qui peut modifier la sécurité et la pharmacocinétique du médicament. La phase 2b, coordonnée par l’hôpital IMIM de Barcelone sur 5 sites français, italien et espagnols, devrait quant à elle démarrer au second semestre 2023, pour donner la preuve définitive d’efficacité.

DÉFICITS LIÉS À L’ÂGE

Aelis Farma pourrait ensuite cibler le déficit cognitif lié à d’autres maladies du cerveau. « Notre médicament a démontré son efficacité chez l’animal sur plusieurs maladies du neurodéveloppement, mais aussi sur certaines formes de déficit cognitif liées au vieillissement », révèle Pier Vincenzo Piazza. Et s’il ne pense pas pouvoir soigner le processus neurodégénératif ni même le ralentir, « notre médicament pourrait permettre d’augmenter ou de rétablir les fonctions cognitives, afin de vivre plus longtemps sans symptômes », y compris dans le cas de la maladie d’Alzheimer. Tout cela reste hypothétique à l’heure actuelle, mais les perspectives sont immenses.

« Nous irons un jour vers les déficits liés à l’âge », confirme le fondateur d’Aelis Farma. « Il existe aujourd’hui un décalage terrible entre la médecine du corps, qui nous permet de vivre beaucoup plus vieux, et celle du cerveau, qui a beaucoup moins avancé en 40 ans. Il y a urgence à s’occuper du cerveau. Cela doit devenir un des buts sociétaux, humains, médicaux et économiques », plaide-t-il. C’est en tous cas celui que s’est fixé depuis plus de 30 ans, avec une réussite et une élégance certaines, Pier Vincenzo Piazza.