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Raymond Aron et la liberté économique maîtrisée

Raymond Aron est sûrement l’un des plus grands penseurs du XXe siècle. Les 70 ans de L’Express, l’emblématique magazine créé par Jean-Jacques Servan-Schreiber dont il fut chroniqueur, sont l’occasion de lui rendre hommage et de s’interroger sur ce que peut apporter sa pensée au principe essentiel de la liberté́ en économie.

Raymond Aron

Raymond Aron © Institut de France

Raymond Aron (1905-1983) est le penseur de la démocratie et du libéralisme politique. Luttant contre les idéologies, il réfléchit à partir des faits et c’est probablement ce qui lui a permis de plier le match (Aron fut un excellent joueur de tennis, jouant en pantalon et polo blancs) avec Sartre, quelque peu influencé par son prisme idéologique. Major au concours d’entrée à Normale Sup de la rue d’Ulm et agrégé de philosophie, il considère qu’il faut un minimum de libéralisme économique afin de renforcer les libertés politiques. En l’absence de liberté́ économique, il n’y a pas de liberté individuelle.

Digne successeur des pères (français) du libéralisme

La première nommée est gage d’un système démocratique qui est en opposition totale avec les systèmes totalitaires qui reposent sur des monopoles d’État, voire des logiques de prédation des ressources naturelles ou, pire, sur des activités mafieuses. Il est en quelque sorte le digne successeur des pères du libéralisme, français de surcroît, à savoir selon Murray Rothbard, dans son magnifique ouvrage History of Economic Thought : Turgot, Destutt de Tracy, Jean-Baptiste Say, et notre économiste régional, natif des Landes, Frédéric Bastiat. Comme ces derniers, Aron est un défenseur de la liberté individuelle, si importante en économie. Liberté de commercer, liberté de créer des entreprises, liberté de changer d’emploi pour un salarié, liberté d’investir, de désinvestir, et liberté de choisir telle ou telle stratégie, ou de manière encore plus importante, liberté, de choisir les acteurs de la gouvernance des entreprises et des organisations publiques ou privées.

Aron considère qu’il faut un minimum de libéralisme économique afin de renforcer les libertés politiques

Partisan d’une économie de marché régulée

Néanmoins, la liberté en économie chez Aron n’a rien à voir avec l’école des néo-libéraux du tout marché, chère aux économistes de Chicago. Aron n’est ni Hayek, ni Von Mises, ni Friedman. C’est un partisan d’une économie de marché mais régulée et c’est pour cela qu’il accorde un rôle particulièrement important à l’État. Il était à la recherche d’un équilibre entre un libéralisme extrême et un système économique dirigiste et dirigé. Selon lui, bien essentiel des plus pauvres, l’État doit exercer un contrôle sur la vie économique, à charge pour lui de garantir les règles de libre concurrence et de porter un regard vigilant sur les relations employeur-salarié. Il accorde une grande importance au droit du travail, au respect des relations contractuelles et à la possibilité pour tout salarié d’échanger sa force de travail contre un salaire estimé à sa juste valeur. Il est un farouche défenseur de la démocratie dans la mesure où elle permet le gouvernement des hommes par les hommes. Sa pensée amène explicitement à réfléchir sur la gouvernance des entreprises, aux équilibres de pouvoir entre les actionnaires, les dirigeants et de manière plus générale à la représentativité et à l’efficience des conseils d’administration.

Contre un capitalisme de « copinage »

Il serait sûrement contre un « capitalisme de copinage » où les postes au conseil d’administration ne seraient que des renvois d’ascenseurs croisés, point de départ de jetons de présence encaissés mais injustifiés. Dans un magnifique ouvrage publié en 1962 sous le titre Dix-huit leçons sur la société industrielle, il donne une définition éclairante du pouvoir, et notamment du pouvoir économique. Citons-le : « le pouvoir est la capacité des hommes d’influer sur le cours des événements. Quant au pouvoir économique, c’est celui dont disposent certains individus en raison de leur situation économique, de leur place dans le processus de production ». Il interpelle de manière posthume sur ceux qui possèdent aujourd’hui le pouvoir économique en France : l’État par sa politique économique, fiscale et industrielle ?, des fonds d’investissement et/ou de pensions (au sens anglais du terme) ?, les dirigeants de grandes entreprises ? Quelle seraient ses 18 leçons sur la société post-moderne ? On aurait envie de l’interroger.

Aron est un ardent défenseur de la cohésion de la société et se méfie de l’individualisme forcené

Père spirituel des sciences de gestion et du management

 Le libéralisme économique d’Aron, c’est le progrès, la rationalité, la liberté et le respect de l’individu. Sa vision de l’économie repose sur la confiance (foi partagée entre l’employeur et le salarié), l’autonomie et l’esprit de responsabilité. Il s’inscrit dans une éthique de la responsabilité, chère à Aristote, se met dans les pas de Montesquieu, de Tocqueville et de Max Weber, son idole. Son approche de l’économie est pragmatique. Il ne cherche pas à trouver un système parfait mais fait confiance aux acteurs dont il reconnaît la rationalité limitée, mais à qui il accorde le crédit d’une rationalité réelle. Aron est sans aucun doute le père spirituel des sciences de gestion et du management dans la mesure où il considère qu’un système économique ayant pour objectif le bien-être d’une population, doit reposer sur une pluralité de centres de décision (pour éviter les comportements autocratiques), la reconnaissance du marché pour permettre à la concurrence de se révéler et donner lieu à des prix d’équilibre, points de rencontre de l’offre et de la demande des produits et des services. Au niveau de la gouvernance des entreprise, le principe de séparation des pouvoirs est roi.

Partisan du libéralisme politique

Partisan du libéralisme politique, emboîtant les pas d’Alexis de Tocqueville, auteur célèbre de De la démocratie en Amérique, Aron est un ardent défenseur de la cohésion de la société et se méfie de l’individualisme forcené. Sa pensée interroge sur la culture des organisations et des entreprises. Doit-elle être très individuelle ou au contraire articulée sur l’intérêt collectif ? Sa pensée nous éclaire : le collectif doit primer mais l’individu être respecté. La pensée d’Aron nous garde du totalitarisme économique.

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