Échos Judiciaires Girondins : Pour commencer, pouvez-vous nous rappeler ce qu’est Bordeaux Euratlantique ?
Valérie Lasek : Il s’agit d’une part de l’opération d’intérêt national (OIN) visant à réaliser le renouvellement urbain de 738 hectares au sud de Bordeaux, sur une partie de Floirac et de Bègles, répartis en 5 territoires de projet. Il y a 3 ZAC (Saint-Jean Belcier, Garonne-Eiffel et Bègles-Garonne) découpées en une vingtaine de quartiers, plus un secteur au sud de Floirac et un autre situé à proximité de la gare de Bègles. Compte tenu de sa taille, il s’agit sans doute la plus grande OIN en France, en dehors d’Île-de-France. C’est d’autre part l’Établissement public d’aménagement (EPA), que je dirige, chargé de la compétence d’aménageur public sur ce secteur. Schématiquement, cela consiste à acquérir les fonciers puis à transformer les friches industrielles et ferroviaires qui s’y trouvent en véritables quartiers de ville. Nous régulons la production de mètres carrés pour spatialiser les différentes fonctions de logements, d’emplois, de services, d’espaces publics, d’espaces verts, etc., et ainsi créer des quartiers urbains harmonieux.
Compte tenu de sa taille, l’opération Bordeaux Euratlantique est sans doute la plus grande OIN en France, en dehors d’Île-de-France
EJG : Qui sont les initiateurs de l’opération ?
V. L. : L’opération a été lancée en 2010 à l’initiative des collectivités locales, Bordeaux en tête, qui, considérant l’ampleur de la transformation à opérer, a fait appel à l’État, l’idée étant de partager l’investissement public. Chacun, selon une quote-part définie au départ, a accepté de mettre des moyens considérables sur ce projet. La clé de répartition est de 35 % pour l’État, 35 % pour Bordeaux Métropole, 20 % pour Bordeaux, 7 % pour Bègles et 3 % pour Floirac. L’investissement public prévu était de 97 millions d’euros sur 20 ans. Et à mi-chemin, nous venons de valider un niveau de participation publique complémentaire de 150 millions d’euros jusqu’en 2040. Soit 247 millions d’euros sur 30 ans. Cet investissement public de départ nous permet de faire levier sur la dette pour avoir les moyens de couvrir les frais de structure associés au projet, d’acquérir les fonciers et de mener les travaux de dépollution et de désartificialisation des sols.
EJG : Quel est le modèle économique de l’opération ?
V. L. : Nous avons un schéma théorique d’investissement avec un modèle économique. Nous avons calculé que l’effet multiplicateur de l’investissement public est d’environ 80. En gros, 100 millions d’euros d’argent public investis permettent de créer 1,2 milliard d’euros de valeur, et 8 milliards d’euros si on compte l’investissement privé. Nous avons dépensé la mise de départ de 97 millions d’euros, puisqu’on commence par faire des dépenses. Et les recettes de l’aménageur se font en vendant des mètres carrés à construire. Comme le projet n’est pas terminé, nous n’avons pas encaissé toutes les recettes attendues qui doivent nous amener à l’équilibre à fin d’affaire.
EJG : L’opération a donc été lancée en 2010. Qu’a-t-il déjà été accompli ?
V. L. : Depuis 2010, nous avons travaillé à découper ce grand territoire, d’abord en zones d’aménagement concerté (ZAC), pour avoir des périmètres opérationnels et puis à phaser dans le temps les différents chantiers. Nous avons d’abord travaillé autour de la gare pour permettre l’arrivée de la LGV dans de bonnes conditions, en commençant par la ZAC Saint-Jean Belcier, qui est engagée à 80 % à fin 2023, avec un rythme de livraison qui s’accélère. 2 000 logements ont déjà été livrés et nous avons obtenu les permis de construire (PC) pour 2 600 autres logements, dont les travaux sont en cours ou vont démarrer prochainement. Côté tertiaire, nous avons accueilli de grands comptes qui ont développé des surfaces de bureaux importantes, des hôtels, des espaces dédiés au coworking, etc. Ensuite, nous allons réaliser des espaces publics majeurs, avec le jardin de l’Ars, le parc Eiffel, la poursuite de l’aménagement des berges, et nous allons relier le pont Saint-Jean au futur pont Simone-Veil. À fin 2022, nous avions livré 320 000 m2, soit 25 % de la surface de plancher programmée sur la ZAC Saint-Jean Belcier et 68 % des mètres carrés en termes de PC obtenus, chantiers livrés et en cours. Sur la ZAC Garonne-Eiffel, nous étions à 113 000 m2 de surface de plancher livré finalisé à fin 2022, soit 10 % de la programmation, et 26 % en termes de PC obtenus, chantiers livrés et en cours. Enfin, nous avons obtenu les premiers PC sur Floirac.
Une enquête usagers sur la ZAC Saint-Jean Belcier
Afin de « savoir comment les habitants vivent la qualité de leurs logements, comment ils qualifient leur environnement urbain, quelles sont les pistes d’amélioration ; mais aussi d’interroger les usagers des bureaux et ceux qui sont de passage dans ces quartiers », précise Valérie Lasek, l’EPA a lancé en décembre et janvier une enquête usagers sur la ZAC Saint-Jean Belcier. Pour cela, l’établissement public s’est appuyé sur différents prestataires pour réaliser des questionnaires en face-à-face, en ligne et via les réseaux sociaux, dont OpinionWay et AID Observatoire. « Au total, nous devrions atteindre 800 à 1 000 répondants. Et nous avons demandé à l’Agence d’urbanisme Bordeaux Aquitaine (A-Urba), en tant que tiers neutre, d’analyser les résultats », précise Mathilde Diaz, directrice de la communication de Bordeaux Euratlantique.
EJG : Quelles contraintes se fixe l’EPA pour l’aménagement de ces zones et pour répondre à quels objectifs ?
V. L. : La première règle du cahier des charges repose sur des exigences programmatiques sur la mixité sociale, car il faut rééquilibrer la production de logements sociaux sur le territoire. Ensuite, il faut de la mixité fonctionnelle. Nous imposons donc aux promoteurs des programmes mixtes, parfois intégrés avec un équipement public sur le même foncier que les logements. C’est une des complexités pour aller vers la sobriété foncière : on intensifie l’usage des différentes parcelles pour éviter que chaque fonction ne soit juxtaposée à la suivante. Enfin, nous imposons des certifications obligatoires sur le logement et sur les performances environnementales attendues, qui vont au-delà de la réglementation.
EJG : Au-delà des logements et des bâtiments tertiaires, comment sont définies les autres infrastructures intégrées à ces programmes ?
V. L. : « Nous créons des quartiers à vivre. Donc à chaque fois que l’on construit des mètres carrés de logements et de bureaux, on les lie à des équipements publics qui vont avec les besoins créés. Dans chaque ZAC, un schéma des services est imaginé en relation avec les services de la ville. Avec les logements, on amène par exemple des écoles maternelles, primaires et des collèges et l’on s’attache à ce que ces productions soient concomitantes. La question des infrastructures de transport est également majeure pour la desserte des quartiers, tout comme les espaces verts. Nous avons aussi une attention particulière à ce que chaque secteur accueille des médecins, des infirmières. Nous raisonnons de la même manière au sujet des commerces essentiels de proximité et avons une programmation dédiée sur l’hôtellerie et la restauration. Cela complète les services à la population, anime les quartiers et les rez-de-chaussée des villes. Tout est structuré en amont et revu périodiquement en fonction du rythme d’avancement des opérations. Dans ce cadre, la relation partenariale que nous entretenons avec les collectivités est essentielle. Nous avons d’ailleurs prévu dans notre nouvelle feuille de route de renforcer les points de rencontre auxquels on s’oblige : comités de pilotage, comités techniques, réunions publiques avec les habitants.
L’opération représente un investissement public de 247 millions d’euros sur 30 ans
EJG : La nouvelle feuille de route de l’opération, validée lors du dernier conseil d’administration de l’EPA fin novembre, a prolongé l’opération de 10 ans. Pourquoi était-ce nécessaire ?
V. L. : Ce conseil d’administration a été le point d’orgue d’un travail mené en partenariat avec les collectivités locales et l’État. L’enjeu était d’aligner les orientations stratégiques de l’État (la feuille de route de décarbonation, le « zéro artificialisation nette » et la production de logements attendue) avec la vision politique des élus de Bordeaux Métropole, de Bordeaux, Bègles et Floirac, le tout dans un souci d’économie des finances publiques. Nous avons fait un bilan sans concession de la première décennie, réinterrogé tous les paramètres, mais aussi montré la sensibilité de certains paramètres compte tenu d’un contexte économique difficile. Il s’agit d’un territoire excessivement large, dont le rythme du coût de production était déjà particulièrement soutenu et qui a été ralenti par le covid. Et puis, sur une vingtaine d’années, il est logique de connaître des cycles économiques perturbés, c’est le cas en ce moment. Nous connaissons une crise immobilière qui rend les montages immobiliers plus compliqués. Nous avions besoin de temps et plutôt que de renoncer à un secteur ou d’abaisser le niveau d’ambition, tout le monde est tombé d’accord pour aller au bout de l’opération, en se disant que dix ans de plus était un compromis tout à fait acceptable.
EJG : Quelles sont précisément les orientations stratégiques et financières de l’EPA Euratlantique jusqu’en 2040 ?
V. L. : Quatre enjeux prioritaires ont été définis. Avec en premier lieu la production de logements dans le cadre d’une mixité urbaine affirmée. Le deuxième enjeu est la transition écologique et énergétique : il faut décarboner et éviter l’étalement urbain. Troisième pilier : la conception d’une ville inclusive qui crée de la valeur. Donc, après avoir développé des mètres carrés tertiaires à proximité de la gare Saint-Jean, nous allons nous focaliser sur les mètres carrés utiles dédiés aux PME et aux TPE, notamment les artisans, mais aussi aux entreprises innovantes et de l’économie sociale et solidaire. Enfin, nous devons être capables d’intensifier les usages des mètres carrés dans la durée, nous travaillons donc la réversibilité des bâtiments. Le dernier sujet, c’est le souci de sobriété dans les finances publiques. Ces 150 millions d’euros d’investissement public supplémentaires correspondent à des niveaux d’engagement et d’investissement considérables. Ces engagements vont se traduire dans deux documents qui sont en cours d’écriture : un protocole financier, assorti d’une feuille de route opérationnelle. Tout cela sera délibéré et validé au prochain conseil d’administration de l’EPA en mars 2024.
EJG : Quelles sont les prochaines étapes du projet ?
V. L. : Les développements opérationnels de la ZAC Garonne-Eiffel avancent bien, avec notamment les secteurs du Belvédère et de la Souys. Ensuite, nous allons débuter la ZAC Bègles-Garonne. Nous sommes en train de réaliser les concertations préalables, pendant lesquelles remontent l’expression des besoins, les attentes des habitants, des associations et de tous les acteurs économiques, assez nombreux sur Bègles. Les conditions d’organisation des espaces vont être définies dans le cadre du programme de la ZAC et de l’élaboration du plan guide, dont nous venons de donner la maîtrise d’œuvre urbaine à un groupement porté par le collectif d’architectes Germe &JAM.
Valérie Lasek : parcours
Fonctionnaire du ministère de l’Écologie, Valérie Lasek a rapidement orienté ses différents postes sur les sujets urbains. D’abord au ministère de l’Environnement, où elle a suivi l’agenda urbain européen. Puis à la Direction de l’urbanisme. « C’est là que j’ai découvert la dimension élaboration des politiques publiques d’aménagement », se souvient-elle. Membre du cabinet ministériel auprès de Cécile Duflot, elle passe ensuite 18 mois à l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine) pour préfigurer l’Institut pour la ville durable. « La suite logique était d’aller sur le terrain », assure-t-elle. Elle intègre l’Epareca, établissement public visant à restructurer les commerces dans les quartiers politiques de la ville. Puis au départ de Stéphane Defaye, elle devient directrice générale de l’EPA Bordeaux Euratlantique en août 2021. « Un challenge incroyable », reconnaît-elle.