Échos Judiciaires Girondins : Vous présidez l’association bordelaise Cycl’eau, qui organise des salons réunissant les acteurs de la filière eau dans les grands bassins hydrographiques français. Que pensez-vous du plan eau annoncé par le président de la République Emmanuel Macron le 30 mars dernier ?
Jean-Claude Lasserre : « L’idée d’un plan eau est une bonne chose. Mais il faut savoir concrètement comment vont être appliquées les 53 mesures évoquées. Comment ce plan va-t-il se traduire en termes d’efficacité sur le terrain ? Qui va le piloter ? Il manque un plan d’action concret. D’autre part, j’ai été surpris par le timing de cette annonce, car le mois dernier, le sénateur de Gironde, Hervé Gillé, a été nommé rapporteur d’une mission d’information sur l’eau. Il doit auditer le monde de l’eau : agences, collectivités, fédérations et associations pour pouvoir remettre un rapport en octobre-novembre au ministère. Quid de cette mission ? »
EJG : Justement, qui compose le monde de l’eau en France et sur le territoire ?
J.-C. L. : « La France est divisée en 6 grands bassins hydrographiques, délimités par les frontières des bassins versants (voir carte). Le nôtre correspond au bassin Adour-Garonne, qui couvre 70 % de la Nouvelle-Aquitaine (les 30 % restant appartenant au bassin Loire-Bretagne) et une partie de l’Occitanie. Notre bassin est placé sous l ’autorité de l’agence de l’eau Adour-Garonne, dirigée par Guillaume Choisy. Cet établissement public est lui-même sous l’autorité directe du préfet de Nouvelle-Aquitaine, et sous la tutelle des ministères de la Transition écologique et de l’Économie et des Finances. Chaque agence est doublée d’un comité de bassin, organisme politique collégial regroupant des élus, des associations et des représentants des citoyens, qui définit les orientations de son action. C’est un peu le Parlement de l’eau. Les Régions ont également une compétence sur la politique globale de la gestion de l’eau, en accompagnement des agences. Ensuite, chaque collectivité locale (commune, agglomération, métropole, intercommunalité ou département) peut avoir une ou plusieurs compétences (approvisionnement en eau potable, assainissement collectif, assainissement non collectif, stations d’épuration pour le retraitement des eaux usées), généralement réunies dans un syndicat de l’eau. »
La gestion de l’eau est un sujet éminemment politique
EJG : Comment est gérée la ressource en eau à Bordeaux Métropole ?
J.-C. L. : « Il existe deux types de gestion de l’eau pour les collectivités : la régie publique et la délégation de service public (DSP) à des opérateurs spécialisés tels que Suez, Veolia, Saur ou Agur, originaire du Pays Basque. Avant 2023 et pendant 70 ans, il y avait une DSP à Bordeaux Métropole. Depuis le 1er janvier 2023, suite au changement de majorité, c’est une régie : la collectivité a repris la compétence eau potable. La DSP concernant l’assainissement arrivera quant à elle à échéance le 31 décembre 2025. La suite dépendra des élections. La gestion de l’eau est un sujet éminemment politique : pour les uns, l’eau est un bien commun qui doit être géré par la collectivité, afin d’en garantir l’accès pour tous dans les conditions financières les plus acceptables. Pour les autres, elle est considérée de façon mercantile pour la manne financière colossale qu’elle représente. »
EJG : Quelles sont les problématiques spécifiques du bassin Adour-Garonne ?
J.-C. L. : « Aujourd’hui, chaque bassin est confronté aux mêmes sujets : la sécheresse et l’adaptation au changement climatique qui comprend les économies d’eau, la réutilisation des eaux usées traitées, la récupération des eaux pluviales… D’ici à 2050, tous les experts le confirment, notre territoire aura le climat de l’Andalousie, avec des étés très chauds et peu de pluie. Il faut nous adapter dès maintenant au fait que nous allons avoir de moins en moins de possibilités de capter l’eau des nappes phréatiques qui, en l’absence de pluie, ne se rechargeront pas. L’autre particularité de notre bassin est de disposer de nappes profondes (à plus de 700 mètres) très anciennes. »
LE BASSIN ADOUR-GARONNE
2 milliards de mètres cubes d’eau tirés en moyenne par an
60 % pour l’agriculture (1,2 milliard de m3)
30 % pour la consommation humaine (environ 500 millions de m3)
10 % pour l’industrie
Aujourd’hui, chaque bassin est confronté aux mêmes sujets : la sécheresse et l’adaptation au changement climatique
EJG : La solution repose-t-elle sur un changement des usages ?
J.-C. L. : « L’agriculture consomme pratiquement 60 % de la ressource extraite ; la consommation humaine 30 % ; et l’industrie un peu moins de 10 %. Cette agriculture très consommatrice d’eau est d’un autre siècle : il va falloir imaginer autre chose. Tout le monde doit faire un effort et changer de comportement pour économiser l’eau. Une étude menée sur le territoire de la Métropole a d’ailleurs montré que si chaque habitant passait une minute de moins sous la douche, cela économiserait 3 millions de mètres cubes par an. C’est une goutte d’eau, mais aussi une économie substantielle. Il faut sensibiliser le grand public. Du point de vue des collectivités enfin, il est anormal que certaines nettoient les trottoirs avec de l’eau potable, plutôt que de l’eau retraitée. »
EJG : Justement, Emmanuel Macron a évoqué l’augmentation de la réutilisation des eaux usées traitées (REUT). Qu’est-ce qui bloque aujourd’hui ?
J.-C. L. : « La réutilisation des eaux usées traitées ou REUT, concerne les eaux usées, auxquelles peuvent se joindre les eaux de ruissellement, récupérées puis traitées. On y retire environ 85 % des substances à risques comme les pesticides et les micropolluants, tout en laissant les minéraux. Cependant, la législation française ne permet pas de réinjecter la REUT dans le réseau domestique et moins de 1 % des eaux usées traitées sont réutilisées. En Israël, 85 % de l’eau usée est récupérée, retraitée et réutilisée. En Espagne, la législation a été ouverte et cette part atteint pratiquement 20 %. En France, l’Agence de santé l’interdit, considérant le risque de consommation de REUT comme dangereux. Résultat, nous mettons de l’eau potable dans les toilettes. Or une chasse d’eau représente 4 litres à 7 litres d’eau. En revanche, la récupération de l’eau de pluie météorique (qui n’a pas touché le sol, NDLR) peut être utilisée comme eau technique dans un double réseau. Il est d’ailleurs étonnant qu’en termes d’urbanisme, dans un pays comme le nôtre et dans une région comme la nôtre, il n’y ait pas plus de récupérateurs d’eau de pluie alimentant des doubles réseaux, pour les toilettes par exemple. »
En raison de la législation française, moins de 1 % des eaux usées traitées sont réutilisées. Contre 85 % en Israël !
EJG : Quels sont les autres leviers d’économie d’eau ?
J.-C. L. : « Emmanuel Macron l’a évoqué dans son plan eau : il faut réparer les fuites. La France compte environ 900 000 km de réseaux d’eau potable, qui datent principalement des années 70-80 et dont les matériaux sont obsolètes. À Bordeaux, nous avons un taux de rendement de 84 %, pour une moyenne nationale d’environ 80 %. Mais sur certains territoires, pour un mètre cube d’eau prélevé, il y a un mètre cube perdu ! La détection de fuites et le renouvellement des réseaux sont nécessaires, mais très coûteux. C’est pourquoi la Banque des territoires propose des prêts aux collectivités dédiés à la réparation des fuites, pour lesquels elle regrette une trop faible demande. Le renouvellement maîtrisé des réseaux est d’ailleurs l’un des axes d’innovation du secteur de l’eau. Il existe notamment des solutions de détection de fuites et des outils permettent d’analyser les matériaux et leur niveau potentiel de corrosion, afin de changer strictement le nécessaire. »
EJG : L’innovation peut-elle être une solution à la pénurie d’eau ? Des entreprises y travaillent-elles sur le territoire ?
J.-C. L. : « En Gironde, les professionnels de l’eau sont plutôt concentrés sur les travaux publics et les canalisations. Nous sommes assez en retard par rapport à d’autres régions qui ont développé d’importantes capacités de réserve d’eau pluviale, des bassins d’incendie… Il existe quelques entreprises spécialisées dans la récupération des eaux pluviales comme Euri-Thik ou Kipopluie. Il y a aussi des start-ups comme Ilya, une entreprise toulousaine qui a breveté une douche intelligente en circuit fermé. En termes d’innovation industrielle, on voit également de plus en plus de solutions pour recycler l’eau sous forme de vapeur, de chauffage, en circuits fermés. Pour l’agriculture, il existe des systèmes de goutte à goutte… Ailleurs, la fondation Bill Gates finance un projet primordial pour les personnes n’ayant accès ni à l’eau potable, ni à l’assainissement, ni à l’électricité : des toilettes qui permettent de séparer l’urine (retraitée en circuit fermé pour devenir de l’eau potable) des matières fécales (transformées en engrais), le tout grâce à l’énergie solaire. C’est absolument génial ! Plus de deux milliards de personnes sur terre n’ont pas accès à l’eau. Et avec sa raréfaction, elle va faire l’objet d’enjeux politico-stratégiques et économiques monstrueux. Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle l’or bleu. »
JEAN-PIERRE LASSERRE : PARCOURS
Cofondateur en 2016 de l’association Cycl’eau, qu’il préside depuis 2019, Jean-Claude Lasserre a passé une trentaine d’années dans la prescription auprès des collectivités territoriales dans le secteur de l’environnement (gestion des déchets et économie circulaire). Il entre en 2014 chez France Bonhomme où il découvre le secteur de l’eau. Estimant qu’il manquait un événement dédié à l’eau à Bordeaux, il organise le premier salon Cycl’eau en 2017 : « un succès extraordinaire ! », se félicite-t-il. « Et comme nous avons six bassins hydrographiques en France, avec des problématiques et des solutions par rapport à l’existant complètement différentes, on a créé six déclinaisons », explique Jean-Claude Lasserre, qui a pris sa retraite en 2019 et se consacre à plein temps à Cycl’eau.
LES SALONS CYCL’EAU
Organisés par l’association bordelaise Cycl’eau, qui emploie 4 salariés et 2 prestataires informatiques, les six rendez-vous Cycl’eau ont lieu les années impaires à Bordeaux, Strasbourg et Aix-Marseille, et les années paires à Toulouse, Douai et Orléans. Organisés sur 2 jours, ils réunissent entre 70 et 150 exposants : professionnels du secteur et institutionnels (fédérations nationales comme par exemple la FNCCR, collectivités, Banque des territoires, Caisse des dépôts, Région, syndicats…) avec l’objectif de créer du lien pour faire du business. « Il faut que ça reste à taille humaine », estime Jean-Claude Lasserre. En parallèle ont lieu des conférences coconstruites avec les agences de l’eau et les parties prenantes qui abordent les problématiques territoriales. Le reste de l’année, Cycl’eau organise également des journées techniques thématiques à la demande des collectivités locales. La 5e édition du salon Cycl’eau Bordeaux, qui s’est tenue les 25 et 26 mars a réuni 154 exposants et 2 320 visiteurs professionnels. Organisé en parallèle, le premier Village de l’eau destiné au grand public et installé à Darwin a accueilli plus de 3 600 visiteurs.