Échos Judiciaires Girondins : Dans votre dernier essai, vous évoquez La Grande Mutation, de quoi s’agit-il ?
Jean Staune : « Lorsqu’on regarde les choses sur le temps long, on se rend compte que l’on vit la troisième grande mutation de l’histoire humaine. La première, ce fut l’invention de l’écriture, il y a 8 000 ans, qui a permis d’avoir une société structurée. Puis il y a 500 ans, on invente l’imprimerie, qui multiplie par 1 000 le pouvoir de l’écriture et permet un siècle plus tard la révolution industrielle. Car après les livres religieux, on a imprimé les savoir-faire, notices d’utilisation, encyclopédies… Nous en sommes maintenant à la troisième étape, celle d’internet et des réseaux sociaux qui multiplient les échanges de façon exponentielle : des millions de gens parlent à des millions de gens. Chaque fois que vous envoyez un e-mail, un SMS, que vous postez sur Twitter ou Facebook, vous contribuez à changer de civilisation ! »
EJG : Comment ?
Jean Staune : « Il y a Prigogine, prix Nobel de chimie en 1977 pour ses découvertes de la théorie du chaos et de la complexité, expliquait que plus il y a d’interactions entre les membres d’un système, plus ce système est chaotique et instable. Cela va changer la civilisation en rendant le monde imprédictible. Ces interactions, ce sont les milliards de messages que s’échangent les gens, à l’origine de l’effet papillon : un battement d’aile de papillon qui déclenche une tempête à l’autre bout du monde. Ces événements imprévisibles et extrêmes, c’est le 11 septembre 2001 ; la crise financière de 2007-2008 ; les révolutions arabes de 2011 ; le Covid-19 et le confinement de 2020 ; ou encore la guerre en Ukraine… Dans le monde de demain, l’extraordinaire va devenir ordinaire ! »
Dans le monde de demain, l’extraordinaire va devenir ordinaire
EJG : L’effet papillon, ce n’est pas nouveau…
Jean Staune : « Cela existait avant, avec les journaux d’époque. Par exemple, en 1914, l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg à Sarajevo déclenche une guerre mondiale. Mais aujourd’hui, il y a 1 000 fois plus d’effets papillon, parce qu’il y a 1 000 fois plus d’interactions. Un inconnu se suicide dans une ville complètement inconnue de Tunisie, et cela fait tomber un sixième des régimes de la planète. Plus récemment, la vidéo d’une ménagère de 50 ans en Bretagne met la France à feu et à sang pendant un an et demi avec les Gilets jaunes. Ce sont des choses qui n’existaient pas avant et qui sont impensables sans les médias sociaux. Michael Crichton l’avait déjà compris en 1990 dans Jurassic Park. Les dinosaures ne sont qu’un prétexte pour vulgariser la théorie du chaos, à travers l’effondrement d’un système trop complexe, dans lequel il se passe forcément des choses imprédictibles. L’idée profonde du livre est que si vous faites partie des gens qui ne comprennent pas cette révolution qui arrive : vous serez bouffé ! »
EJG : C’est ce que vous expliquez aux dirigeants et chefs d’entreprise ?
Jean Staune : « Beaucoup de gens, dont des dirigeants de cette planète, n’ont pas encore compris que nous sommes dans une nouvelle civilisation de l’incertitude. Dans l’histoire humaine, le niveau de risque n’a jamais été aussi élevé, et les possibilités de réussir n’ont jamais été aussi incroyables. Pendant 1 000 ans, vous étiez enfant de métayer, toute votre vie était tracée. Puis il y a 200 ans, grâce à l’ascenseur social, un artisan astucieux pouvait devenir Monsieur Peugeot ou Monsieur Renault et être à la base d’un empire industriel. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, il n’a jamais été aussi facile de réussir, c’est même parfois absolument scandaleux. Kim Kardashian et ses sœurs sont multimilliardaires parce qu’elles ont 125 millions de followers sur Instagram et qu’à chaque post, elles touchent un million d’euros. J’ai aussi découvert ce paysan chinois très pauvre qui filme sa vie quotidienne au fin fond de la Chine. Il a accumulé les followers, jusqu’à très bien gagner sa vie, et s’est même permis de refuser un contrat d’exclusivité de plusieurs millions d’euros. »
EJG : Comment cela s’applique-t-il à l’entreprise ?
Jean Staune : « Prenons l’exemple de ce petit producteur turc qui se fait voler son miel par un ours chaque nuit. Il a l’idée d’installer une caméra pour filmer l’animal, qui choisit de manger son produit parmi 4 propositions. Il poste la vidéo sur YouTube avec ce sous-titre : « Le seul miel au monde goûté et approuvé par un ours ». Résultat : le monde entier lui commande son miel et il est aujourd’hui en rupture de stock. Autre cas, la PME toulousaine Usipanel, qui fabrique des panneaux de séparation en plastique pour les bus. Arrive le confinement du 17 mars 2020. Dès le lendemain, ses dirigeants s’organisent pour faire des panneaux pour protéger les caisses des pharmacies, puis des supermarchés et même les voitures de l’Élysée ! Ils passent au journal de 20 heures, et maintenant, ils sont beaucoup plus connus et beaucoup plus forts qu’avant la crise. Ils sont ce que le Libanais Nassim Nicholas Taleb, un des grands experts de ce monde, appelle « anti-fragiles », ce qui signifie qu’on sort d’une crise plus fort qu’on y est entré. En une phrase de Nietzsche : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». Cela demande de la résilience, de la réactivité, du non-dogmatisme et nécessite une hauteur de vue, afin de pouvoir imaginer l’inimaginable. Ce n’est pas facile, mais c’est la clé du succès. »
EJG : Concrètement, à quoi va ressembler l’organisation du travail dans cet univers instable ?
Jean Staune : « Un autre de mes maîtres à penser, Stéphane Mallard, caricature les choses ainsi dans son livre Disruption : dans le monde de demain, les nuls seront salariés. Les plus brillants, eux, seront freelance. Ils mettront leur savoir sur des plateformes et seront rémunérés comme une micro-entreprise. Le temps de travail va lui aussi changer, puisque nous sommes connectés en permanence. Le droit à la déconnexion sera d’ailleurs un point de vigilance très important. Tout cela va changer la nature même de l’entreprise. La difficulté à fidéliser les salariés ou encore le phénomène de grande démission que l’on constate aujourd’hui dessinent déjà ce changement de civilisation. Les gens sont prêts à prendre des risques, à quitter une vie bien rangée et bien rémunérée. »
Pour la nouvelle génération, il faudra se former tout au long de sa vie. Cela correspond au concept de société apprenante
EJG : Quelles vont être les conséquences de ces changements sur les individus ?
Jean Staune : « L’impact sera énorme : nous sommes dans une transition qui va engendrer de nouveaux métiers, de nouvelles pratiques, mais aussi la disparition de beaucoup de choses. Pour la nouvelle génération, le monde change tellement vite que l’apprentissage sera à vie. Cela correspond au concept de société apprenante. En Chine, l’éducation des enfants part déjà du principe que ce qui est important n’est pas d’apprendre des manuels, mais d’apprendre la capacité d’apprendre. Ce sera le cas pour les salariés, mais aussi pour les managers, qui devront remettre en cause leurs certitudes et se former eux-mêmes tout au long de leur vie. Aussi, on ne peut pas manager dans un monde complexe comme on manageait dans le monde d’hier, de façon pyramidale : on a besoin d’intelligence collective, c’est pourquoi il faut travailler de façon transversale, faire interagir les choses, les gens, les connaissances. Même un patron génial a besoin de collaborateurs de qualité : Steve Jobs n’aurait pas réussi sans son designer de génie, Jonathan Ive. »
EJG : Une des clés de l’adaptation est donc la formation ?
Jean Staune : « Pour moi, la clé, c’est la curiosité intellectuelle : il faut lire des auteurs qui ne pensent pas comme soi. Le plus grand danger actuellement, c’est l’uniformité intellectuelle, « le temps des tribus » et du communautarisme, que Michel Maffesoli, qui est aussi un de mes maîtres à penser, décrivait déjà il y a 25 ans. La deuxième chose, c’est en effet de se former tout au long de sa vie. Nous sommes dans un monde d’opportunités extraordinaires qui ne sont plus réservées qu’aux riches ou aux classes sociales éduquées : Internet met à la disposition de tous la connaissance et les financements, à travers le crowdfunding notamment. Ceux qui comprennent ce nouveau monde en profitent déjà. »
EJG : L’avènement de cette nouvelle civilisation signera-t-il la fin de l’expertise ?
Jean Staune : « Les domaines d’expertise très techniques continueront à exister, mais je pense que la nature de l’expertise va changer. Comme l’évoque Philippe Silberzahn dans Bienvenue en incertitude, l’expert est la dernière personne à consulter quand il y a un changement de civilisation, parce que justement, son expertise ne s’applique plus. Il faut ajouter à cela la perte de crédibilité de l’information et des journalistes, liée à l’uniformisation de l’information, au profit des fake news, des complotismes, de la désinformation… On l’a vu pendant le Covid-19, où nous étions 60 millions de virologues. Une vraie qualité sera donc essentielle dans cette nouvelle civilisation : savoir trier le vrai du faux sur Internet, savoir trier les sources… Cela s’apprend, il faut une méthodologie et c’est très important. »
EJG : Cette civilisation des réseaux sociaux charrie avec elle de nombreux risques…
Jean Staune : « Les fake news et l’uniformisation de la pensée sont deux très grands risques favorisés par les réseaux sociaux, c’est une réalité. Chaque grand progrès de l’histoire humaine a en contrepartie des travers et des problèmes dramatiques. La révolution industrielle a engendré des progrès colossaux, mais aussi des millions de morts. Le nucléaire peut être considéré comme un très grand progrès du point de vue énergétique, mais d’un autre côté, c’est très dangereux… L’avenir est ouvert, c’est à nous de rendre cette troisième civilisation positive. Je suis peut-être optimiste, mais je crois à l’aventure humaine. »
Dans l’histoire humaine, le niveau de risque n’a jamais été aussi élevé, et les possibilités de réussir n’ont jamais été aussi incroyables
JEAN STAUNE : PARCOURS
Six fois diplômé, en philosophie des sciences, paléontologie, sciences économiques, management, mathématiques appliquées et informatique de gestion, le prospectiviste Jean Staune se décrit comme « totalement interdisciplinaire ». Ce natif de Bordeaux, qui a vécu en Sud-Gironde enfant et vient toujours y passer ses étés, a d’ailleurs créé l’Université interdisciplinaire de Paris, qui organise colloques et conférences. Essayiste, il a publié en 2015 le best-seller Les Clés du futur, qui analyse les mutations technologique, sociologique, scientifique et économique de la société, et La Grande Mutation en 2020. Depuis une vingtaine d’années, il présente ses travaux dans des conférences, notamment auprès des entreprises.
JOURNÉE DE L’ÉCONOMIE NOUVELLE-AQUITAINE
Proposée chaque année depuis 17 ans à l’initiative des Chambres de Commerce et d’Industrie, d’Agriculture, de Métiers et d’Artisanat, ainsi que du Conseil régional, la Journée de l’Économie Nouvelle-Aquitaine aura lieu cette année à Bordeaux le 21 septembre, sur le thème « Comment réinventer l’entreprise dans un univers instable ». Après une introduction de Jean Staune, et du sociologue Jean Viard, plusieurs grands témoins, dont les représentants de Proditec (Gironde) ou UPSA (Lot-et-Garonne), viendront partager leur expérience d’entreprise apprenante, d’agriculture nouvelle génération, de relocalisation, de flexibilité dans l’organisation du travail ou encore de recherche de nouveaux débouchés. Organisée à l’auditorium du Crédit Agricole d’Aquitaine quai de Bacalan par le CECA, organisme de formation et agence de communication spécialisée dans l’événementiel, dont la 28e Université Hommes-Entreprises a eu lieu au château Smith Haut-Lafitte fin août, la Journée de l’Économie Nouvelle-Aquitaine est LE rendez- vous de rentrée des décideurs économiques du territoire. 300 participants sont déjà inscrits.
https://jena2022.fr/