« Cette pandémie n’est certainement pas la dernière », prévient Gaël Giraud, économiste de renom, notamment directeur de recherche au CNRS, réputé pour ses positions iconoclastes. Le 13 mai dernier, il était auditionné par la commission de l’Aménagement du territoire et du Développement durable du Sénat, sur la manière de sortir de la crise.
L’économiste a tout d’abord montré que plusieurs dynamiques écologiques et économiques se conjuguent pour interdire un retour à un fonctionnement économique habituel. Au niveau environnemental, au rythme actuel, il faut notamment s’attendre à des phénomènes de développement d’épidémies, et de sécheresse accrue. Ainsi, le Covid 19 constitue « une grande répétition générale, pas si sévère que cela ». Par ailleurs, « dans les années 2040, nous pourrions manquer d’eau pour l’agriculture en France, les sécheresses sont destinées à devenir permanentes », alerte le chercheur. Autre problème, la combinaison entre le réchauffement et l’humidité vont rendre de vastes zones géographiques invivables à partir du Sud de l’Europe, générant des centaines de millions de réfugiés climatiques.
Et le problème n’est pas exclusivement environnemental : « La pandémie a révélé les fragilités des chaînes internationales, en flux tendu, sans stock », analyse Gaël Giraud. De plus, le schéma économique qui a prévalu les trente dernières années n’est plus viable. « La Chine était le grand atelier du monde, qui fabriquait des produits à bas coût pour l’Occident, basé sur des salaires de misère. Nous étions trois fois gagnants. Nous achetions bon marché, l’argent était réinvesti dans nos circuits financiers, par exemple à la City, ou via l’achat de la dette publique américaine, et nous exportions de l’émission de CO2. Mais ce schéma s’est effondré après 2008. La Chine a décidé de ne plus investir chez nous et de se constituer une demande solvable, ce qui a provoqué une augmentation des salaires chinois. » Pour l’économiste, le déplacement de l’« usine du monde », vers d’autres zones géographiques, déjà acté vers le Sud-Est asiatique, et qui pourrait se déplacer vers l’Afrique, se révélera impossible, en raison, notamment, du réchauffement climatique.
COMMENCER PAR LA RÉNOVATION THERMIQUE DES BÂTIMENTS PUBLICS
Alors, quelle voie suivre ? Poursuivre le projet de lancement du terminal 4 de Roissy serait une « énorme erreur », lance Gaël Giraud. Pour lui, « le grand projet qui devrait être devant nous est celui de la relocalisation économique verte ». Souveraineté économique et orientation écologique se marient dans l’esprit de l’économiste qui avait fait partie du Comité des experts chargé d’élaborer des schémas, pour le débat national sur la transition écologique commandité par Delphine Batho, ministre de l’Écologie, en 2012. La crise née de la pandémie serait l’occasion de réaliser ces schémas. Parmi eux, « le premier grand chantier que nous devrions tout de suite mettre en œuvre, est la rénovation thermique des bâtiments publics », propose Gaël Giraud. À forte portée symbolique, « cette mesure devrait aussi s’inscrire dans un projet plus vaste d’aménagement du territoire », poursuit l’économiste. Il préconise de petits centres urbains, circulaires, dotés de nombreux transports publics, entourés d’une zone de polyculture, et un dispositif de fret ferroviaire. Ce dernier prévoirait un centre de commerce à coté de la gare. « Cela suppose une rénovation du réseau ferroviaire que nous avions en 1945 et que nous avons détricoté. Cela crée beaucoup d’emplois », commente l’économiste.
Autre axe fort, « la mobilité verte. (…) Il faudrait passer au tout électrique le plus vite possible », explique Gaël Giraud. Quant à la problématique globale de la relocalisation, elle est rendue plus ou moins complexe selon que les secteurs dépendent plus de machines ou de main-d’œuvre, analyse l’économiste. « Le véritable goulet d’étranglement est la question de la formation professionnelle », estime Gaël Giraud. Pour lui, le développement de celle-ci constitue un enjeu de taille dans un contexte où le taux de chômage pourrait monter jusqu’à 20 %. Les jeunes sont concernés, mais aussi les travailleurs de secteurs « piégés », car non soutenables, comme l’aéronautique, souligne-t-il.
« L’AUSTÉRITÉ EST LE PIRE DES REMÈDES »
Les pistes qu’indique l’économiste impliquent également des décisions audacieuses en matière de gouvernance et de financement. D’après les évaluations du Comité des experts, les programmes d’investissements pourraient peser environ 50 milliards d’euros par an. Dans le détail, la rénovation thermique des bâtiments publics coûterait entre 10 et 15 milliards par an, sur trois ans. « Elle pourrait être finançable via une garantie publique. C’est du hors bilan qui ne grève pas la dette. On l’a fait déjà en 2008, pour sauver les banques », plaide Gaël Giraud. Une société de droit privé avait alors été créée, avec un capital abondé à 40 % par l’État. Elle avait levé 70 milliards d’euros, ensuite prêtés aux banques. Plus globalement, l’économiste invite clairement à sortir de l’orthodoxie budgétaire et financière pour dépasser la crise actuelle.
Concernant le rôle de l’État, estime Gaël Giraud, « l’austérité est le pire des remèdes » dans un contexte déflationniste, sans croissance, de chômage et de forte dette publique et surtout privée. Les acteurs privés n’étant pas en mesure d’investir, il revient à l’État de le faire, le temps que les entreprises puissent prendre la relève. Par ailleurs, l’économiste estime ne pas pouvoir compter sur les banques pour financer une transition écologique. « Elles savent qu’une vraie transition écologique signifie leur mort instantanée », pointe l’économiste rappelant qu’elles détiennent des actifs à hauteur de centaines de milliards d’euros, qui dépendent de l’énergie fossile… Pour en sortir, un dispositif de « bad bank » qui récupère ces « actifs échoués » pourrait être mis en place, assorti de conditions. « Il n’est pas impossible que cela passe par une nationalisation des banques », précise Gaël Giraud.
Reste d’autres changements structurels indispensables : celui des orientations actuelles de l’Europe, pour aller, notamment, vers une annulation au moins partielle des dettes des États. Et aussi, « il y a un enjeu civilisationnel de la prise en compte des biens communs », ajoute Gaël Giraud. La pandémie l’a montré : la gestion de ces biens de tous, comme la santé, réclame d’autres formes de gouvernance, des institutions « hybrides », qui associent toutes les parties prenantes…