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Les employeurs face aux dérives des réseaux sociaux

Les employeurs sont confrontés à une nouvelle tendance grandissante de la part de certains salariés : utiliser les réseaux sociaux pour s’épancher, et finalement, porter atteinte à l’image de l’entreprise.

Liora BENHAMOU avocate spécialiste en droit social, Barthélémy Avocats - Bordeaux

Liora BENHAMOU, avocate spécialiste en droit social, Barthélémy Avocats - Bordeaux © Atelier Gallien - Echos Judiciaires Girondins

Il est aisé, à travers les écrans, d’émettre des opinions, voire de critiquer, sans filtres, son entreprise, ses dirigeants, et/ou certains membres du personnel. Ces dérives peuvent porter atteinte à la réputation de l’entreprise. Or, les propos tenus par les salariés sur les réseaux sociaux sont protégés par la liberté d’expression et la protection de la vie privée. Seuls les abus pourront être sanctionnés. Ainsi, des critiques virulentes sur la personnalité d’un manager, ou encore sur la gestion RH dans l’entreprise, peuvent être protégées par la liberté d’expression, tant qu’elles ne relèvent pas de l’« abus ». Mais qu’est-ce qui définit cette frontière entre liberté et abus ? Comment l’employeur peut-il loyalement protéger son image et sa réputation face aux publications, tweets, et autres joyeusetés qu’offrent aujourd’hui les réseaux sociaux ? Par suite, comment l’employeur peut-il accéder à ces éléments extraits des réseaux sociaux privés de leurs salariés, sans l’usage de ruse ou stratagème, pour sanctionner voire licencier ?

La question centrale qui se pose ici est donc la place du droit de la preuve face à l’émergence de ces nouveaux modes de communication virtuels, et les risques d’atteinte à la liberté d’expression.

Un salarié publiant sur Facebook publiquement des insultes à l’encontre de son employeur s’expose à une sanction disciplinaire

LA LIBERTÉ D’EXPRESSION ET LE DROIT À LA VIE PRIVÉE CONSTITUENT DES DROITS FONDAMENTAUX

En premier lieu, il convient de se rappeler que chaque salarié est détenteur, que ce soit dans sa vie privée et familiale qu’au travail, de libertés fondamentales dont fait partie le droit à la liberté d’expression (Cass. soc. 27-3-2013 n° 11-19.734 FS-PB). Ainsi, sur les réseaux sociaux, la liberté d’expression du salarié est protégée et les atteintes à celle-ci ne peuvent qu’être très exceptionnelles. Les publications sur les réseaux sociaux sont considérées par la jurisprudence comme relevant de la vie privée du salarié.

Prenons l’exemple des publications des salariés sur Facebook.

L’employeur ne peut, en principe, accéder aux informations publiées sur Facebook d’un de ses salariés sans y être autorisé. En effet, lorsque le compte du salarié est restreint, c’est-à-dire non accessible au public mais uniquement aux personnes qu’il accepte, les échanges sont considérés comme relevant de la sphère privée. Il s’agit de correspondances privées protégées au titre de la vie privée. De plus, une intrusion par l’employeur sur le compte privé d’un de ces salariés constituerait une violation de son droit à la vie privée, et toute preuve obtenue par ce biais serait irrecevable, quand bien même le salarié aurait par exemple insulté ou dénigré son employeur sur ce réseau.

Le point névralgique des contentieux liés à l’expression des salariés sur les réseaux sociaux tient donc au fait que les publications ont été faites dans la sphère virtuelle « privée » ou « publique » (selon les paramétrages d’accès choisis par le salarié). Autrement dit, et si l’on raisonne a contrario, un salarié publiant sur Facebook publiquement (sans restriction d’accès) des insultes à l’encontre de son employeur, s’expose à une sanction disciplinaire, pouvant aller jusqu’au licenciement.

© Shutterstock – ESB Professional

L’ACCÈS DE L’EMPLOYEUR AU COMPTE DU SALARIÉ

Une nuance jurisprudentielle tend à se démocratiser depuis un arrêt du 30 septembre 2020 (n° 19-12058), aux termes duquel, même si un salarié publie des données sur son compte Facebook paramétré en « restreint », l’employeur peut utiliser ces informations dans le cadre d’une procédure disciplinaire s’il les a obtenu de manière loyale (notamment lorsqu’un autre salarié les lui remet spontanément), et sans stratagème. Nous aborderons ce point plus en détail ci-après.

Dans le même sens, la Cour d’appel de Toulouse a déjà eu à juger que les messages privés Facebook dénigrant et insultant l’entreprise et certains collègues qu’une salariée, en quittant son poste de travail, laisse sciemment affichés sur son écran d’ordinateur perdent tout caractère privé et ce, indépendamment du paramétrage du compte (CA Toulouse, 4e ch., 2 févr. 2018, n° 16/04482). Ainsi, une fois qu’aura été déterminée si la publication faite par le salarié est publique ou privée, et si l’employeur y a eu accès de manière loyale, il conviendra, dans un second temps, de déterminer si les propos tenus relèvent ou non de l’abus.

DIFFAMATION, INJURE ET PROPOS JUGÉS « EXCESSIFS »

Pour rappel, la liberté d’expression est donc la règle, et l’abus est la ligne de démarcation permettant une qualification pénale et/ou une sanction disciplinaire. La diffamation est prévue à l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881. Il s’agit de toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur, ou à la considération de la personne auquel le fait est imputé. L’injure quant à elle est une expression outrageante, termes de mépris ou invective qui, par opposition, ne renferme l’imputation d’aucun fait précis. Dans les deux cas, la qualification pénale d’injure ou diffamation peut être retenue si les propos présentent un caractère public (autrement dit, propos émis sur les réseaux sans paramétrage d’accès restreint). L’injure ou la diffamation privée peuvent aussi être sanctionnées mais uniquement d’une contravention de première classe (36 euros).

Sans relever d’une qualification pénale, les « propos excessifs » pourraient également être sanctionnés disciplinairement. La difficulté est que le salarié a un droit de critique qui l’autorise à exprimer des opinions acerbes à l’encontre de l’entreprise. Il sera donc délicat de pouvoir qualifier sans risque les propos d’abusifs. Ainsi, les propos excessifs sont le plus souvent caractérisés lorsqu’il y a atteinte à la réputation, à l’honneur ou à la considération de l’employeur (les insultes en font parties notamment). Ont été notamment sujets à sanction disciplinaire, les propos mettant en cause la moralité ou la probité de l’employeur (CA Bourges, 28 juin 2019, n° 17/01156), portant atteinte à l’image de l’entreprise (CA Aix-en-Provence, 24 mai 2019, n° 16/05685), ou encore mettant en péril le secret des affaires (Cass. Soc. 30 septembre 2020 n° 19-12058).

L’action pénale en diffamation ou injure se prescrit par trois mois à compter du jour où les faits se sont produits

Si l’abus est caractérisé (diffamation, injure ou propos excessifs), la faute du salarié peut être retenue, et l’expose à une sanction disciplinaire. Des poursuites pénales pourront également être engagées, cumulativement, lorsque le délit de diffamation ou d’injure est caractérisé. Le disciplinaire n’excluant pas le pénal. Pour rappel, sur le terrain disciplinaire, l’employeur doit agir vite : il dispose d’un délai de deux mois pour engager une éventuelle sanction, voire un éventuel licenciement, à compter de la connaissance de la faute.

Attention, un licenciement disciplinaire basé sur des propos tenus sur des réseaux sociaux doit être mené, sur la base de preuves obtenues loyalement, avec beaucoup de rigueur et de vigilance, puisqu’à défaut, il pourrait être requalifié en licenciement nul. La conséquence d’une telle requalification serait de voir condamnée la société à réintégrer le salarié, sous astreinte en référé, ou le salarié pourrait demander des dommages et intérêts importants (au moins 6 mois de salaires). L’action pénale en diffamation ou injure se prescrit par trois mois à compter du jour où les faits se sont produits. Quant à l’action civile, en cas de diffamation ou injure, une action en référé est possible, pour faire cesser un trouble manifestement illicite. Notre expérience récente a montré qu’il était difficile d’obtenir une condamnation pour diffamation dans le cadre de la relation salariale.

L’ASSOUPLISSEMENT DE LA JURISPRUDENCE ET PROTECTION DU SECRET DES AFFAIRES

Par suite, il est donc impossible pour les employeurs de s’appuyer sur des publications issus des réseaux sociaux de leurs salariés, si ces extraits sont issus d’un compte privé restreint, car il s’agirait d’une violation de leur vie privée. Et pourtant, la jurisprudence de la Cour de cassation a entrepris un virage à 180°, dans un arrêt du 30 septembre 2020 (n° 19-12058) largement publié. En l ’espèce, une salariée, employée au sein de l’entreprise Petit Bateau, a publié sur son compte privé Facebook, avec accès restreint, une photographie de la nouvelle collection printemps/été, laquelle n’avait pas encore été diffusée au grand public, mais uniquement en interne (aux commerciaux). Or, l’une des amies virtuelles de cette salariée, ayant accès à son compte, a dénoncé spontanément auprès de la Direction cette publication litigieuse. La salariée a été licenciée pour faute grave, puisque cette publication portait une atteinte manifeste aux intérêts de la société ; notamment du fait qu’avaient également accès à cette photographie des concurrents de la marque, « amis » avec la salariée sur ce réseau.

La Cour de cassation a jugé d’une part que ce procédé d’obtention de la preuve n’était pas déloyal, puisque la salariée « amie » l’a dénoncé spontanément, sans contrainte ni violence de la part de la Direction. D’autre part, les magistrats ont estimé que, certes la production en justice de cet extrait de compte portait atteinte à la vie privée de la salariée licenciée, mais était indispensable à l’exercice du droit de la preuve par l’employeur et à la protection du secret des affaires. Une évolution donc sans précédent, en faveur des entreprises, notamment pour protéger le secret des affaires, qui pourrait s’appliquer aussi en cas de violation du secret médical ou professionnel.

Les entreprises doivent s’adapter à ce droit de la preuve 2.0.

LES MESURES JUDICIAIRES ÀLA DISPOSITION DES ENTREPRISES : PROTÉGER LA PREUVE

Nous pouvons donc en conclure que le droit de la preuve est nettement plus souple pour les entreprises, lorsque l’abus de droit est caractérisé ou lorsque le secret des affaires est en péril, et que la production du message litigieux est le seul moyen pour l’employeur de l’établir. Si l’utilisation du web donne parfois un sentiment de sécurité, d’anonymat et de confidentialité, les salariés ne jouissent pas pour autant d’une totale impunité. Mais l’obtention d’une preuve n’est pas toujours si simple, et l’idée est de protéger les intérêts de l’entreprise en se prévalant d’une preuve irréfragable, par le biais notamment de constats d’huissier ou de procédures judiciaires d’urgence.

Lorsque l’un de vos salariés expose des propos ou photographies, caractérisant un abus de droit, il ne faut pas hésiter à user des voies de droit nécessaires, et en temps utile, car le contenu des réseaux sociaux est volatil et éphémère. Il existe notamment la procédure de référé issue de l’article 145 du Code de procédure civile, permettant de conserver ou d’établir une preuve, avant tout procès, s’il existe un motif légitime de penser qu’une telle preuve serait amenée à disparaître. Cette voie est aussi utilisée pour constater l’usage intempestif d’Internet à des fins personnelles pendant le temps de travail, ou encore constater au domicile du salarié la revente en ligne de matériel appartenant à l’entreprise. Elle peut être utile pour préparer une action en justice ultérieure ou la défense de la société en cas de poursuites disciplinaires.

En conclusion, les réseaux sociaux n’ont pas encore dit leur dernier mot, et donneront du fil à retordre aux employeurs par cette capacité à toujours innover en matière de confidentialité, messages cachés ou éphémères, et anonymisation. Les entreprises doivent donc s’adapter à ce droit de la preuve 2.0.

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