En France, la Cour de Cassation a rendu une décision retentissante le 28 novembre 2018. Elle s’est prononcée sur le cas d’un autoentrepreneur ayant travaillé comme livreur pour une plateforme aujourd’hui disparue, Take It Easy. Ce coursier demandait la requalification de son activité indépendante en contrat de travail. Tout l’enjeu résidait dans la reconnaissance ou non de l’existence d’un lien de subordination entre la plateforme et l’autoentrepreneur. Dans son arrêt, la Cour de Cassation précise les éléments objectifs permettant de reconnaître une relation de travail : cela consiste en « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a la faculté de donner des directives, d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner les manquements ».
En l’espèce, la Cour de Cassation relève que l’application permettait de géolocaliser le coursier, de lui donner des directives et qu’un système de bonus/malus permettait de le récompenser ou non. Ces éléments suffisent dès lors à caractériser la relation de travail liant l’autoentrepreneur et la plateforme. Une autre décision rendue par la cour d’appel de Paris va également dans le même sens et souligne
« l’existence d’un faisceau suffisant d’indices » qui existe entre Uber et un chauffeur VTC. Par ailleurs, la récente loi LOM (Loi d’Orientation des Mobilités) fait également des avancées en ce sens.
Ces décisions françaises sont en phase avec d’autres décisions ou textes de lois d’États américains qui tendent de plus en plus à assimiler les chauffeurs VTC ou les livreurs à des salariés, même « déguisés » en autoentrepreneurs. En Californie, le projet de loi AB5 va imposer le statut de salariés aux chauffeurs VTC, modifiant en profondeur le modèle économique de ces plateformes, emblématiques de la nouvelle économie digitale (Uber, Lyft, Deliveroo). Les coûts de ces plateformes devraient augmenter en moyenne de 35 % selon différents économistes. Derrière ces enjeux juridiques se cache évidemment une bataille sociale et syndicale pour éviter que ces personnes ne deviennent des travailleurs de seconde voire de troisième zone, sans protection sociale ni couverture maladie (généralement adossées au statut de travailleur).
si les juges et le droit reconnaissent que les indépendants travaillant pour des plateformes sont des employés, c’est tout le modèle économique de ces entreprises qui risque de s’effondrer
Si les juges et le droit positif reconnaissent que les indépendants travaillant pour des plateformes sont en réalité des employés, c’est tout le modèle économique de ces entreprises qui risque de s’effondrer. En effet, l’ubérisation repose sur une idée centrale : l’irruption sur un marché « traditionnel » d’un acteur proposant des services équivalents mais à un prix inférieur aux concurrents. La recette de ce modèle repose non sur une quelconque innovation mais sur la viabilisation des charges et l’exploitation d’une myriade d’indépendants. Les travailleurs sont payés à la tâche et leur rémunération varie en fonction du nombre de « missions » effectuées et de leur productivité. D’une certaine manière, on revient à la relation qui unissait le tâcheron à son donneur d’ordre. Pour cela, ces plateformes ont en général détourné le statut d’autoentrepreneur à leur avantage. Les juristes comme les syndicats ne manquent pas de souligner l’extrême précarisation de ces travailleurs par opposition aux protections dont bénéficient les salariés. Et c’est sans doute là que le bât blesse le plus. Avec ce modèle, les relations d’emploi traditionnelles sont fortement brouillées entre entrepreneuriat, travail indépendant et salariat (parfois déguisé). La montée en puissance de ces plateformes, les mutations du travail avec l’émergence de nouvelles figures telles que le slasher sont trop rapides par rapport au système de protection individuelle et collective, historiquement articulé autour du contrat de travail. Il devient alors urgent d’inventer de nouveaux modes de protection et de solidarité. D’ici là, la disparition potentielle des plateformes aura peut-être précipité cette nécessité impérieuse.