Couverture du journal du 19/04/2024 Le nouveau magazine

Bordeaux et l’Afrique, le renouveau

Depuis plusieurs années déjà, personnalités, entreprises et institutions œuvrent à réinventer et à renforcer la relation entre Bordeaux et l’Afrique, liées par une « communauté de destin ». Parmi elles, le Club Bordeaux Sud-Ouest Afrique (CBSOA), association d’exportateurs subventionnée par la CCI Bordeaux-Gironde. Son président Laurent-Pierre Castagnera, qui a pris ses fonctions en 2020, revient sur les défis de ce renouveau, qui devra passer par un nécessaire changement de modèle. Entretien.

LAURENT-PIERRE CASTAGNERA ET BINETA DIONG

BINETA DIONG et LAURENT-PIERRE CASTAGNERA © Atelier Gallien / Echos Judiciaires Girondins

Échos Judiciaires Girondins : Vous avez pris la présidence du Club Bordeaux Sud-Ouest Afrique (CBSOA) en 2020. Quels sont les défis qui vous attendent ?

Laurent-Pierre Castagnera : « Diriger une association comme celle-ci, qui a une histoire assez forte à Bordeaux, est une responsabilité et un honneur, cela nécessite de l’engagement
et une vision. D’autant que le CBSOA va fêter ses 30 ans en 2022, c’est un point de passage important. Nous vivons un moment charnière et mon rôle est de faire le pont entre la précédente génération d’entrepreneurs et la nouvelle qui va la remplacer. L’Afrique elle-même a beaucoup évolué ces 30 dernières années, avec une nouvelle génération de business men, dont une partie a fait ses études en Europe, aux États-Unis ou au Canada. Nous n’avons rien à leur apprendre. Cela nécessite une remise en cause de notre mode de fonctionnement. Et puis on doit également faire face à l’émergence d’une nouvelle concurrence débridée qui, au niveau international, est très présente. Il y a notamment la Chine, qui a mis de très gros moyens pour attaquer les marchés africains depuis une bonne quinzaine d’années, et peut-être beaucoup moins de précautions que les entreprises européennes et françaises en particulier. Il y a la Turquie, l’Inde, et plus récemment la Russie. Il y a de gros enjeux et ce sont des facteurs qu’il faut prendre en compte pour dessiner ce que sera l’avenir du CBSOA. En interne, nous avons aussi commencé à renouveler le bureau. Notre chargée de mission Céline de Poorter, qui est la permanente du CBSOA depuis 12 ans, va par ailleurs être remplacée par Bineta Diong en octobre. »

Notre volonté est de générer un développement pour les entreprises en France et de concourir au développement des pays africains

EJG : Pouvez-vous nous en dire plus sur cet engagement et votre vision pour le CBSOA ?

L.-P. C. : « L’engagement du CBSOA est de rester une association basée sur le partage, l’échange et la coopération. Notre volonté est de générer un développement pour les entreprises en France et de concourir au développement des pays africains. C’est aussi pour cela que l’on travaille activement avec Bordeaux Métropole et la Ville de Bordeaux, notamment, car il y a des aspects liés à la politique de coopération. La signature de l’accord de partenariat et de jumelage avec Douala, au Cameroun, en est un exemple. Il induit une notion de transfert de connaissances en matière de développement d’une ville comme Bordeaux, du point de vue des infrastructures et du fonctionnement de la cité. Toutes les entreprises qui rejoignent le CBSOA ont cette volonté de créer de la richesse sur le continent. C’est pourquoi nous attachons toujours beaucoup d’importance aux missions et au transfert de connaissances pendant les missions. »

EJG : En quoi consistent ces missions ?

L.-P. C. : « Au total, nous avons fait une centaine de missions en Afrique depuis la création du CBSOA. Il y a d’une part une partie institutionnelle, en lien avec les chambres de commerce, les ambassades, les conseillers économiques dans les ambassades, les consulats ou les syndicats patronaux… Et d’autre part, les rendez-vous d’affaires. En 30 ans, nous avons créé tout un réseau qui nous permet d’avoir tout de suite le bon interlocuteur dans chaque pays. Ce qu’on apporte, c’est un accès direct, des rendez-vous qualifiés. Nous jouons le rôle de facilitateur et d’accélérateur. Cela permet de pouvoir sortir des affaires relativement rapidement, grâce à une sécurité et un environnement propice aux affaires. Nous sommes aussi en lien avec Business France, avec les chambres et les conseillers du Commerce extérieur, avec le tissu bordelais, le tissu régional, avec les institutions et personnalités locales engagées avec l’Afrique. Sur tous les sujets qui touchent à l’Afrique, nous essayons d’apporter notre contribution. »

EJG : Quel rôle le CBSOA a-t-il joué dans le cadre du sommet Afrique-France, qui devait avoir lieu à Bordeaux et qui se tiendra finalement à Montpellier du 7 au 9 octobre ?

L.-P. C. : « Nous recrutions les entreprises, en France et en Afrique, grâce à notre carnet d’adresses. Car notre rôle est aussi de mettre en connexion les entreprises avec les acteurs du réseau, de motiver les gens à l’intérieur de l’association et les impliquer pour que ce soit un succès. C’est pourquoi le fait que le sommet ne se tienne pas à Bordeaux est une grosse déception.

Le fait que le sommet Afrique-France ne se tienne pas à Bordeaux est une grosse déception…

D’abord, cela a eu un coût énorme pour la CCI, pour la Ville de Bordeaux et pour Bordeaux Métropole, la perte financière est importante car beaucoup de travail avait été engagé. 4 500 personnes étaient attendues, dont des chefs d’État, tout était booké et tout a été perdu. C’était un beau projet, ambitieux, qui aurait pu être une très belle réussite, et qui a créé une belle dynamique. Le sommet prévu à Montpellier n’a pas la même portée. »

EJG : Avez-vous été freiné par la crise sanitaire ?

L.-P. C. : Ces deux dernières années n’ont été simples pour personne. Mais pour les associations, c’est encore plus compliqué, car il a fallu fédérer autour de non-événements. La vocation première du CBSOA étant d’organiser des missions pour les entreprises bordelaises et néo-aquitaines en Afrique, où la demande et les besoins sont colossaux, c’est un vrai problème. Je suis arrivé à la présidence il y a un an, et nous n’avons fait qu’une mission au Cameroun sur 2020- 2021, contre 4 par an en moyenne habituellement. Or pour identifier les bons partenaires, nous devons reprendre une activité sur place. Mais la situation sanitaire est en train de se compliquer en Afrique. Cela nous impose d’être résilients et agiles, afin d’être prêts dès que les frontières rouvriront. Nous avons aussi des enjeux sur le coût, la sécurité ou encore la valeur créée par nos missions. Mais nous avons à faire valoir un certain savoir-faire et une certaine qualité. Nous devons nous attacher à reformuler une offre qui comprenne à la fois un produit compétitif, mais aussi du service, pour travailler en Afrique sur la durée. C’est ce qui nous permettra de conquérir des marchés ou de les reconquérir. »

EJG : Pour travailler avec l’Afrique, la dimension humaine et relationnelle est essentielle, selon vous ?

L.-P. C. : « C’est essentiel et indispensable. On ne peut pas envisager le continent sans modifier son approche du business, car les choses ne s’y font pas de la même manière, le partenariat et l’affect sont importants en Afrique. Les gens qui sont au CBSOA ont un véritable attachement au continent africain : personnellement, mon père est né au Maroc et a grandi au Sénégal ; le vice-président Robert Brisset parle plusieurs langues locales, il est très impliqué avec ses partenaires africains ; Robert Dulery, ancien président du CBSOA, réalise quant à lui 100 % de son chiffre d’affaires en Afrique. Patrick Seguin, président de la CCI Bordeaux-Gironde, Pierre Goguet, ancien président de la CCI… Nous avons tous un lien particulier avec l’Afrique. Tout comme Bordeaux a un lien particulier avec l’Afrique. Et c’est réciproque.

Nos liens économiques ne peuvent plus reposer sur le modèle de la Françafrique d’il y a 30 ans

C’est probablement lié à l’histoire, mais pas seulement. Beaucoup d’élites africaines ont fait leurs études à Bordeaux. De nombreux médecins africains ont été formés à l’École du service de santé des armées de Bordeaux, Santé Navale. Nous sommes aussi reliés, du moins avec l’Afrique francophone, par la langue, c’est extrêmement important. Mais nos liens économiques ne peuvent plus reposer sur le modèle de la Françafrique d’il y a 30 ans. Il faut s’appuyer sur un relationnel plus direct, des liens renouvelés, fiabilisés et renforcés. »

EJG : Avec quels pays Bordeaux entretient le plus de relations commerciales ?

L.-P. C. : « Le CBSOA a été créé il y a presque 30 ans par des chefs d’entreprise bordelais qui travaillaient avec l’Afrique, et dont le but était d’amener des entreprises bordelaises à découvrir le marché africain, et plus précisément l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne (avec à l’intérieur l’Afrique centrale, l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique de l’Est). Car ce sont des marchés totalement différents, avec une différence culturelle notable. Aujourd’hui, nous sommes très présents en Afrique subsaharienne, surtout dans les pays francophones, car il y a 30 ans, on ne parlait pas anglais… Nous sommes très présents en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Ghana, au Nigeria, au Cameroun, qui est un énorme marché pour les vins de Bordeaux, et en Mauritanie.

En revanche, c’est plus délicat de faire des missions sur les marchés anglophones, pour des raisons plutôt pratiques liées à la langue, à la nécessité de fournir des notices d’utilisation en anglais, mais aussi aux normes, puisque dans le secteur de l’électricité par exemple, ce sont les normes anglaises qui sont privilégiées. Le plus gros de notre activité se situe donc plutôt dans la sous-région d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest. Nous y avons des liens historiques, des destins liés. Et puis le Cameroun et le Sénégal ont des ressortissants très actifs dans le monde et notamment à Bordeaux : cela crée du lien et des passerelles. »

EJG : Dans quels secteurs existe-t-il un fort potentiel pour les entreprises bordelaises en Afrique ?

L.-P. C. : « Traditionnellement, il s’agit des secteurs de la fourniture de produits électriques, du bois (première et deuxième transformation), de la construction (les engins de TP de JA Delmas, notamment), des matières premières agricoles, de la boisson (Castel), des produits alimentaires (Food France export, Capex, Touton) et les transitaires. Mais aussi le secteur médical, avec par exemple Médicament Export de Robert Dulery ou le secteur pétrolier (Lynx, Lafon).

Il faut trouver le bon équilibre entre le business et les grands principes humanistes

Actuellement, les enjeux de formation sont très importants en Afrique, c’est pourquoi nous avons la volonté d’y développer ce secteur. Cela fait déjà plusieurs années que Bordeaux École de Management (BEM), devenu Kedge, a créé avec Pape Madické Diop, BEM Dakar, qui se développe également à Abidjan et bientôt au Cameroun. L’école d’ingénieurs bordelaise Junia a également la volonté de développer une entité, BEM Technologies, pour former des ingénieurs en Afrique. Nous avons aussi l’organisme de formation Formateg, sur les métiers de l’électricité… Car c’est le plus gros problème qui existe actuellement sur le continent : trouver de la main d’œuvre formée. C’est aussi un enjeu pour nous, pour que les jeunes Africains aient des perspectives dans leur pays. C’est pourquoi de grandes entreprises investissent massivement dans la formation sur place, pour pouvoir donner du travail et amener de l’espoir. »

EJG : Quels sont les autres secteurs d’avenir ?

L.-P. C. : « Tout ce qui est lié à l’information, en particulier les data centers ; et la sécurité à tous les niveaux : vidéosurveillance, sécurité de sites… sont des sujets importants. Il y a également la transformation des produits : il faudrait au moins que la première transformation des matières premières, notamment alimentaires, puisse se faire en Afrique, afin de générer de la création de valeur sur place. Il y a toujours le secteur médical, le secteur de la construction, du génie civil. On note une certaine sensibilité pour la construction intelligente, l’énergie renouvelable, avec les smart cities qui commencent à sortir de terre. Au sein du CBSOA, on peut citer notamment Valorem qui monte de plus en plus de fermes photovoltaïques sur le continent, mais aussi Atlantique Thermique, devenu Groupe-Compte-R, qui fabrique des chaudières biomasse qui réutilisent les coques de cacao en Côte d’Ivoire. Savoir comment on nourrit une population en fort développement tout en limitant l’impact sur l’environnement est un sujet important, sur lequel des sociétés comme les landais de Maïsadour et ses filiales travaillent. »

EJG : Quels sont vos projets pour le CBSOA en 2022 et au-delà ?

L.-P. C. : « Nous souhaitons développer les relations avec le continent africain, mais également créer des partenariats ici en France. Nous nous sommes récemment associés à Classe Export, par exemple, qui a organisé une manifestation au Togo et au Bénin, où nous avions la volonté d’aller deux mois plus tard. L’idée n’est pas de s’approprier un événement, mais d’être pragmatique en apportant des solutions à nos adhérents. Par ailleurs, nous avons obtenu, en 2020, le statut d’opérateur économique agréé, ce qui nous permet d’organiser des missions et de créer des services particuliers pour certaines entreprises sur des sujets beaucoup plus ciblés. Cela constituerait de surcroît une source de revenu pour nous. C’est important car nous sommes une association dépendante de la CCI, dont nous recevons une subvention, mais les CCI sont de plus en plus contraintes financièrement. Pour que le CBSOA puisse continuer d’exister longtemps, nous devons trouver de nouvelles sources de financement. Le plus important étant pour nous de pouvoir continuer d’avoir un rapport au commerce et à l’export qui soit humain et de garder cette sensibilité africaine. On ne peut pas avoir le business d’un côté et les grands principes humanistes de l’autre. Il faut trouver un bon équilibre. »

Aïcha Sangaré

« La nécessaire réciprocité de lintérêt à lautre »

Aïcha Sangaré

Aïcha Sangaré © D.R.

« L’Afrique bouge, sa jeunesse est très active et créative. Il est nécessaire d’être en accord avec cette évolution permanente et avec la réalité économique en Afrique », prévient Aïcha Sangaré, conseillère consulaire pour la Chambre de commerce Côte d’Ivoire en Nouvelle-Aquitaine, également chef d’entreprise bordelaise engagée, qui rappelle que « l’Afrique ne doit pas être vue comme un seul bloc », mais comme « une multitude d’écosystèmes ». Pour faire du business avec ces pays, il est donc important « d’aller sur le terrain, de favoriser la relation directe avec les interlocuteurs locaux », estime la dirigeante de l’École Professionnelle de Médiation et de la Négociation (EPMN), qu’elle a fondée en 2003 et développée en Côte d’Ivoire en 2015. Une relation de confiance nécessaire pour passer du modèle de l’aide à celui de la coopération, et rendre les échanges « bénéfiques pour les deux côtés, et dont la clé est la nécessaire réciprocité de l’intérêt à l’autre », poursuit-elle. C’est pourquoi il faudra s’appuyer sur « des facilitateurs ayant les codes et pouvant faire le relai ».

« Il y a une diaspora africaine non négligeable, des liens historiques… Bordeaux ne pourra pas échapper à ces changements si elle veut pérenniser sa relation avec l’Afrique », estime cette experte de la médiation. Le tissu économique bordelais a tout à y gagner : « l’Afrique est l’avenir du monde. Elle a beaucoup à nous apporter », assure Aïcha Sangaré, récemment à l’initiative de la branche Export de la CPME Gironde.

Pierre de Gaétan Njikam

« La diaspora comme trait d’union »

Pierre de Gaétan Njikam

Pierre de Gaétan Njikam © D.R.

Pour faire du business avec l’Afrique, il faut d’abord la comprendre. Savoir qu’elle est multiple et complexe, « entre tradition et modernité. Dans le temps présent, concrète, tout en pensant au long terme », commence Pierre de Gaétan Njikam, ancien adjoint d’Alain Juppé, qui a œuvré durant près d’une vingtaine d’années pour « faire de Bordeaux le partenaire privilégié de la relation entre l’Afrique et la France ». Il faut aussi tenir compte « de l’intuition et de la sensibilité des Africains. Tout commence donc par la dimension humaine et relationnelle ». Selon ce Bordelais originaire du Cameroun, et plus précisément du Royaume Bamoun, aujourd’hui directeur général de la Fondation Castel pour l’Afrique, « chaque problème rencontré en Afrique constitue une opportunité ». Mais pour bien comprendre ce continent « qui évolue de façon accélérée, il faut des traits d’union. D’où l’intérêt de travailler avec les diasporas africaines en France, qui doivent être engagées », estime celui qui est aujourd’hui conseiller municipal et métropolitain, et chargé des relations institutionnelles et des partenariats au CBSOA. C’est pour cela qu’il a créé, il y a une dizaine d’années à Bordeaux, les Journées nationales des diasporas africaines, les JNDA. « L’Afrique est un espace d’opportunités et d’investissement », résume-t-il, il en est donc persuadé : « il faut entretenir la flamme de la relation avec l’Afrique, et Bordeaux peut mieux faire ».

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