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Pierre-Yves Couilleau : Le procureur général fait le point

Lutte contre les violences, en particulier intrafamiliales, application de la politique pénale dans un temps raisonné… Arrivé en juillet 2021, le Procureur Général près la cour d’appel de Bordeaux Pierre-Yves Couilleau nous détaille sa mission et ses priorités.

Pierre-Yves Couilleau, Procureur Général, Bordeaux

Pierre-Yves Couilleau © Atelier Gallien - Echos Judiciaires Girondins

Échos Judiciaires Girondins : Vous êtes de retour à Bordeaux, une ville que vous connaissez bien…

Pierre-Yves Couilleau : « C’est un retour sur le lieu de mes études. Je suis un enfant du Bassin d’Arcachon. Mon père était pilote de chasse à Cazaux, ma mère y était institutrice. J’ai fait mon droit à Bordeaux, je venais chercher mes polycopiés à la librairie Montaigne, et je regardais ce bâtiment, dont je m’étais dit que je franchirai les portes lorsque j’aurai le concours de la magistrature, ce que j’ai fait. J’ai commencé ma carrière en tant que substitut, d’abord à Limoges, ensuite à Bordeaux. »

 

EJG : Magistrat, c’est une vocation ?

P.-Y. C. : « La version initiale s’originait dans un rêve d’enfant, je pensais que le droit devait primer sur la force, c’est l’idée que je me faisais de la justice. Après l’introspection s’en est mêlée, c’était aussi une manière de prendre l’ascenseur social, c’est un des moteurs de la vie. Après le concours, j’ai choisi la fonction de magistrat du ministère public, du parquet. Je voulais faire ça parce que j’avais en mentors des magistrats du parquet, qui symbolisaient une dynamique, la vie. Je n’ai occupé que cette fonction. Monomaniaque ! »

 

EJG : Quelles sont les spécificités de la juridiction de Bordeaux ?

P.-Y. C. : « C’est une juridiction très attractive, le taux de vacance de poste y est plus réduit qu’ailleurs. J’ai la responsabilité d’une région judiciaire englobant la Gironde, la Dordogne et la Charente, comptant 5 tribunaux judiciaires : Bordeaux, Libourne, Angoulême, Périgueux et Bergerac. Je suis le supérieur hiérarchique des procureurs de la République, tout en sachant que s’ils me doivent des comptes, ils ont tout de même une autonomie fonctionnelle. Mais le code de procédure pénale me donne le pouvoir de leur poser des questions, de les orienter dans certaines conditions précises et d’harmoniser leur action.

J’ai trouvé à Bordeaux une montée significative des faits violents, spécifiquement des violences intrafamiliales

C’est un ressort attractif, mais j’observe quand même que les problématiques ont un peu changé de nature et que l’image de ville et de juridiction faisant figure de belle endormie a bien changé. Et j’ai retrouvé ici des problématiques rencontrées ailleurs, notamment une montée significative des faits violents, et spécifiquement des violences intrafamiliales. Le ressort a été marqué juste avant et au moment de mon arrivée par des affaires retentissantes par leur horreur. »

 

cour d’appel de Bordeaux, Pierre-Yves Couilleau

Bordeaux © Shutterstock

 

EJG : Ces violences ont explosé en raison du confinement ou parce que les victimes portent davantage plainte ?

P.-Y. C. : « C’est difficile de répondre à cette question. L’an dernier, on a compté dans l’ensemble du ressort de la cour d’appel, 5 561 faits de violences au sens large. Par rapport à 2020, l’année du confinement, on est à + 29 % d’affaires portées à notre connaissance. On peut lire les choses de plusieurs façons. La plus négative, c’est de dire que ce contentieux augmente. Ce qui est un constat que j’ai fait dans d’autres ressorts. On peut dire aussi que comme la justice, à l’instar de la société, a pris de plus en plus conscience de ce fléau, les victimes hésitent de moins en moins à déposer plainte. Donc de là à dire que cette augmentation soit une augmentation corrélative des faits, ce n’est pas sûr, c’est peut-être aussi un recul de ce qu’on appelle le chiffre noir. C’est-à-dire N victimes sur 10 déposent plainte. Nous devons lutter contre ces violences et contre la récidive. »

 

EJG : Vous êtes partie prenante dans cette lutte…

P.-Y. C. : « Oui le parquet et la justice interviennent énormément en développant le téléphone grand danger remis dans certaines conditions et le bracelet anti-rapprochement destiné à éviter tout rapprochement physique. La justice est totalement intégrée à ces dispositifs dont elle a la responsabilité de décider l’utilisation. Cela fait partie de la politique pénale. »

Il y a 142 dossiers en cours de crime organisé ou de délinquance économique et financière

EJG : Vous avez d’autres priorités ?

P.-Y. C. : « Les violences sous toutes leurs formes : la violence routière, ceux qui n’obtempèrent pas aux contrôles de police, les vols avec violence… Un thème reste d’actualité c’est la délinquance organisée ; Bordeaux abrite une des 8 JIRS (Juridiction Inter-régionale Spécialisée) en France contre la délinquance de spectre haut : trafic des stupéfiants, d’armes, traite des êtres humains en bande organisée, etc. Il y a 8 juridictions en France : Paris, Lille, Lyon, Marseille, Nancy, Rennes, Fort-de-France et Bordeaux ! Elle a une compétence élargie qui englobe Toulouse, Limoges, Agen et Pau.

En ce moment, il y a 142 dossiers en cours de crime organisé ou de délinquance économique et financière (réseaux d’escrocs par Internet, réseaux de blanchiment d’argent sale…). Il y en a une autre qui monte, ce sont les atteintes à l’environnement. L’environnement au sens large : trafic d’espèce animale, pollution de rivières, trafic de déchets…. Le Tribunal Judiciaire de Bordeaux abrite un pôle régional de l’environnement depuis l’an dernier. On espère que l’organe va créer la fonction. »

 

EJG : Où en est-on du problème des MNA ?

P.-Y. C. : « C’est toujours un problème, mais c’est une action institutionnelle qui a été conduite par la police et la justice, une action qui a porté ses fruits d’une manière très importante. Il y a 1 an, on répertoriait 600 MNA sur la métropole, aujourd’hui, on en compterait une centaine. C’est typiquement une action de travail en interministérialité, entre l’Intérieur et la Justice, qui a porté ses fruits. Je n’y suis pour rien, c’est le travail de la police bordelaise, du parquet de Bordeaux et de la juridiction bordelaise qui a entraîné ce résultat. Ils ont créé une brigade spéciale, ils sont allés chercher des renseignements en Espagne, au Maroc, etc. pour tracer les itinéraires et ça a produit ses résultats. Ça a permis de démontrer qu’une partie n’était pas des mineurs, donc éligibles à des sanctions pénales, et puis le départ des autres. »

 

EJG : Votre rôle est d’appliquer la politique pénale…

P.-Y. C. : « Elle est d’émanation gouvernementale, moi je dois la décliner au niveau de la cour d’appel et imprimer le sens que je veux donner aux procureurs de la République. C’est une marque forte de mon parcours. J’ai noté que la Justice entretenait des rapports compliqués avec le temps qui passe et que la portée de son action était limitée. Je veux vraiment impulser des méthodes pour travailler dans un temps maîtrisé, c’est compliqué, et je veux faire que la portée de la justice soit la plus forte et la plus lointaine possible. Pour plusieurs raisons : c’est un facteur fort de paix sociale, c’est une mission symbolique majeure dans un état de droit, et je veux que les peines prononcées soient exécutées dans des délais compatibles avec la compréhension des décisions. J’ai toujours pensé que la plus motivée, la mieux écrite des décisions, appliquée trop tard est une mauvaise décision. »

 

EJG : Vous voulez raccourcir les délais ? Le stock est important à Bordeaux ?

P.-Y. C. : « Oui, nous avons pris des mesures pour le réduire. C’est un stock structurel, on s’emploie à mettre en œuvre des méthodes nouvelles pour réduire le stock. C’est une source de grande souffrance pour nous tous. Comme disait, à raison, François Molins, c’est un métier de grande passion. On ne devient pas magistrat par hasard. Les magistrats souffrent de ne pas pouvoir exercer leur mission de manière optimale. Il y a le manque de moyens, c’est dans le débat public, mais ma conviction très ancienne, c’est qu’il y a aussi des choses qui dépendent de nous, qui ne sont pas liées à nos moyens mais aux imperfections de méthodes, à l’amélioration de nos méthodes. »

Il y a 1 an, on répertoriait 600 MNA sur la métropole, il n’en reste qu’une centaine

EJG : Quelles sont ces nouvelles méthodes ?

P.-Y. C. : « Il y a 120 000 procédures par an — c’est beaucoup — pour 31 magistrats, et ça tombe sans arrêt. Je ne veux pas subir les encombrements des autres, l’idée c’est d’aller en amont, et de travailler sur le traitement sur site, d’aller chercher l’information à la source, prioriser les procédures. Nous devons traiter de manière différenciée les procédures, en collaboration avec la police. On travaille sur des modalités de comparution devant le juge qui doivent être différentes. Le procureur est là pour que la parole du juge soit une parole d’or. On a inventé des alternatives à la poursuite : stage de responsabilité parentale, stage de lutte contre les atteintes à l’environnement, stage sanitaire pour les restaurateurs… Pour mieux maîtriser le temps et la réponse. On n’est pas en train de dormir. On est une administration qui palpite. C’est ce que donne le métier de parquetier. »

Nous mettons en œuvre des méthodes nouvelles pour réduire le stock qui est structurel

EJG : Quels sont vos besoins financiers ?

P.-Y. C. : « On a été questionnés par la Chancellerie dans le cadre du plan quinquennal à construire sur nos besoins en effectifs. C’est compliqué à plusieurs titres. On a besoin de plus de profs, plus d’armes pour l ’armée, plus de médecins, et maintenant de magistrats ! Je suis procureur général mais aussi citoyen. On comprend bien qu’on est dans une problématique au long terme, qui ne va pas être résolue d’un coup de baguette magique. Donc qu’est-ce qu’on va prioriser ? On fait remonter loyalement nos besoins. On fait du comparatif : une étude la CEPEJ (Commission européenne pour l’efficacité de la Justice) étudie le nombre de magistrats du Parquet pour 100 000 habitants. La médiane c’est 11,2 magistrats pour le Conseil de l’Europe, en France elle est de 3, et seulement 2 à la Cour de Bordeaux. Avec cette petite particularité que les procureurs français ont le périmètre d’intervention le plus étendu, et nous sommes les procureurs qui avons le plus de pouvoir. Notre demande c’est de raisonnablement monter en gamme pour pouvoir être moins contraints et étreints que nous le sommes. C’est un des thèmes mis en avant par les États Généraux de la Justice lancé par le président de la République sur la demande de François Molins et Chantal Arens. Ici, nous sommes 64 (parquet + parquet général) nous demandons pour le ministère public 35 magistrats de plus dans un premier temps, à l’instar des autres ressorts. Et après, on montera graduellement pour arriver à 6 magistrats pour 100 000. On nous accuse de corporatisme. Mais nous on veut rendre une justice de qualité et améliorer notre capacité de réponse. On est habitués à être structurellement contestés. Si on veut être aimé, il ne faut pas faire ce métier. Nous sommes dans l’écoute, dans la vraie vie. Dans les sondages, si les justiciables se méfient de l’institution, la personne du magistrat leur inspire plutôt confiance. Quand les gens travaillent avec nous, par exemple aux Assises, ils ont une bonne image. »

Nous demandons pour le ministère public 35 magistrats de plus dans un premier temps

EJG : Votre prédécesseur notait une densification et une complexification du travail des parquets, c’est aussi votre cas ?

P.-Y. C. : « Je ne vois pas les choses sous cet angle. C’est vrai qu’il y a un amoncellement de priorités : violences conjugales, crime organisé, environnement, escroquerie, etc. inflation législative permanente, tout cela je le partage. Mais pour moi il y a une priorité qui est la clé de voute, c’est notre capacité à améliorer le facteur temps et notre crédibilité. »

 

EJG : Quelle serait votre journée type ?

P.-Y. C. : « Elle commence assez tôt, à 7 heures, pour répondre à mes mails car je suis écrasé de mails ! ensuite, j’enchaîne les réunions, en interne avec les magistrats du Parquet général, avec les procureurs de la République, avec la directrice de greffe sur la gestion de la cour, avec la directrice déléguée à l’administration judiciaire régionale sur la gestion de la cour et du BOP (Budget opérationnel de programme), ce sont des réunions incessantes, du coup, je fais moins de juridictionnel que quand j’étais procureur. J’ai aussi des interventions à l’ENM ou à l’extérieur, ainsi que des échanges avec mes pairs. Nous sommes 36 procureurs généraux en France. Les problématiques sont assez communes, l’empilement des réformes, les difficultés en matière informatique, le manque de personnel, nos greffes qui sont dans une situation difficile (vacance de postes, absentéisme, maladie, ils sont fatigués, craquent). On a aussi des spécificités : la juridiction de Bordeaux est une JIRS, c’est une cour de zone de défense ce qui nous donne une responsabilité particulière s’il advenait une crise, plus un budget opérationnel de programme (BOP). »

 

EJG : Recruter 35 magistrats en plus, ça signifie former davantage. Que pensez-vous de la formation à l’ENM ?

P.-Y. C. : « La prochaine promotion des auditeurs devrait accueillir 440 élèves. Le précédent record datait de 2016 avec 366 auditeurs. Ça pose des problèmes car l’école n’a pas été conçue pour accueillir autant de monde. Tous les magistrats passent par Bordeaux. Mais il y a d’autres modalités d’intégration, complémentaires, internes, recrutement sur titre (avocats, notaires, et même dentiste, danseuse…), donc dire que la magistrature est endogamique est injuste. Dans la dernière promotion, 42 % avaient exercé un métier avant (greffier, prof, etc.) on a un morphotype mais il ne faut pas nous caricaturer. À l’ENM la formation est longue : 31 mois, donc il faudra un moment avant l’arrivée en juridiction. Le métier s’est énormément féminisé et les promotions comptent 70 % de filles. C’est un métier exaltant malgré les difficultés, un métier dense et riche, j’aimerais aussi que les jeunes hommes des facs de droit le sachent. »

 

EJG : Qu’avez-vous pensé de la « Tribune des 3 000 » qui a mobilisé de nombreux magistrats et greffiers ?

P.-Y. C. : « La Tribune a été un électrochoc, ça faisait longtemps qu’on savait qu’il y avait des problèmes, mais ça a été une prise de conscience. On a été entendus, mais ce sera sur le temps long. Il va falloir faire des choix, mais il est acquis que notre plainte n’est pas surjouée et correspond à un vrai besoin. C’est un métier palpitant, et je tiens à dire que si c’était à refaire, j’aimerais le refaire ! »

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE BORDEAUX : CHIFFRES 2021

85 magistrats du siège 30 magistrats du parquet

Besoin de magistrats au siège : 47

Besoin de magistrats au parquet : 13

13 magistrats à titre temporaire

Activité civile : 20 680 affaires nouvelles (- 9,1 % par rapport à 2019)

16 478 affaires en cours (- 16,8 %)

Activité pénale : 120 179 plaintes et PV (+ 18,3 %)

105 516 affaires traitées (+ 13,6 %)

Taux de réponse pénale : 89,8 % (- 5,9 points)