Avec plus de 66 000 dépôts de bilan selon le cabinet Altares, l’année 2024 a signé un triste record en France [1]. On peut bien évidemment se demander comment une telle situation a pu imprégner notre paysage économique. Certes, les causes externes à l’origine de l’augmentation du nombre de procédures collectives dans les tribunaux sont aujourd’hui largement documentées, notamment sur le plan sectoriel. En première ligne, on pensera évidemment au logement, où la flambée du prix des matières premières, l’augmentation des taux de crédit ou la paupérisation des classes moyennes sont venues amplifier l’effet dévastateur, sur le plan économique, des réglementations successives, limitant la marge de manœuvre des professionnels du secteur et emportant en chaîne tout un écosystème.
On pensera aussi à la crise frappant la filière vitivinicole bordelaise, où l’impact de plusieurs facteurs apparaît difficilement contestable : la chute de la consommation de vin (en particulier du rouge), la récurrence des sinistres climatiques tels que la grêle ou le gel, le recul des exportations vers la Chine, ou encore la flambée des coûts énergétiques. Plus généralement, on parlera de purge et d’effet stock, liés à la fin du Prêt Garanti par l’État.
Pour autant, de tels arguments n’expliquent pas tout et ne rendent que partiellement compte d’une situation qui touche de plein fouet les TPE et PME et, avec elles, les entrepreneurs.

Vincent MAYMO © Louis Piquemil – Echos Judiciaires Girondins
Ne pas sombrer dans l’autocomplaisance
Quel que soit le secteur d’activité, il est important de comprendre que, certes, une partie des forces à l’œuvre échappe totalement au chef d’entreprise, mais que celui-ci a également la capacité d’agir en adaptant son modèle aux évolutions de son environnement. Un biais régulièrement identifié par les professionnels accompagnant les chefs d’entreprise est celui de l’autocomplaisance. Il caractérise le comportement d’un individu attribuant ses succès à des causes dispositionnelles (talent, compétence, personnalité, intelligence, effort, etc.) et ses échecs à des facteurs situationnels (malchance, conjoncture, injustice, erreur d’un tiers, etc.). L’entrepreneur entend ainsi ne pas paraître responsable de ses déboires[2].
Or le chef d’entreprise peut précisément adapter ses dispositions pour faire face à la situation. Un des sujets récurrents souligné par les professionnels de l’accompagnement, experts-comptables en tête, mais aussi associations spécialisées dans le rebond entrepreneurial ou mandataires judiciaires, tient à l’insuffisance de réflexes de gestion. De ce point de vue, le manque de compétences des chefs d’entreprise en gestion serait même la cause majeure des difficultés qu’ils rencontrent.
À cet égard, les tribunaux de commerce – comme le souligne régulièrement le président de celui de Bordeaux, Marc Salaün – identifient des erreurs récurrentes lorsque l’heure de la liquidation judiciaire sonne. Parmi celles-ci, on peut notamment recenser – sans prétendre à l’exhaustivité – une gestion de trésorerie défaillante, l’absence de suivi des marges bénéficiaires, la mauvaise anticipation des charges fiscales et sociales, ainsi que des problèmes dans le recouvrement des créances clients. Ce constat est partagé par Delphine Sabatey, présidente du Conseil régional de l’Ordre des experts-comptables, qui souligne le besoin d’une maîtrise minimale des techniques de gestion pour piloter une affaire. Ces failles dans la gestion peuvent précipiter une entreprise vers la défaillance, souvent de manière évitable.
Les tribunaux de commerce identifient des erreurs récurrentes lorsque l’heure de la liquidation judiciaire sonne
Errare humanum est, perseverare diabolicum
Dans un monde idéal, la capacité des entrepreneurs à s’adapter à leur environnement reposerait sur un savoir-faire entrepreneurial partagé par l’écosystème. En pratique, on y trouve pourtant des comportements hétérogènes lorsque l’on sait qu’un même contexte économique peut emporter avec lui de nombreuses entreprises ayant peut-être insuffisamment anticipé les difficultés, là où d’autres ont pu rebondir, se redéployer et réorienter leur portefeuille de marché. Un même environnement est donc vécu par certains entrepreneurs comme une contrainte, là où d’autres y voient une opportunité.
La capacité entrepreneuriale d’un territoire dépendrait alors à la fois de la somme des capacités individuelles, mais aussi d’un ensemble de compétences partagées au sein de cet écosystème. Si les mêmes causes (des erreurs de gestion) produisent invariablement les mêmes effets (des difficultés économiques), la question se pose de savoir si le système – en l’occurrence, ici, le système entrepreneurial – apprend. La maîtrise d’un ensemble de ressources et de compétences minimales pour tous les entrepreneurs du territoire permettrait d’anticiper de telles erreurs et limiter ainsi les conséquences parfois dramatiques que peuvent avoir les liquidations d’entreprises.

Julien CUSIN © D. R.
La solution possible du permis d’entreprendre
La création d’entreprise s’est vue simplifiée à bien des égards, que ce soit la possibilité de créer une société avec un capital social de 1 euro ou de bénéficier de l’aide à la création d’entreprise, une exception française. De nombreux acteurs informent néanmoins régulièrement l’opinion et le monde politique sur les limites d’une telle approche de la liberté d’entreprendre. L’alerte a notamment été sonnée par les présidents de tribunaux de commerce, Marc Salaün en tête, pour constater les carences de certains chefs d’entreprise en gestion administrative et financière et dans la maîtrise des obligations juridiques.
En découle un projet de permis d’entreprendre délivré à l’issue d’une formation obligatoire. Sous l’impulsion de sa présidente, Delphine Sabatey, le conseil régional de l’Ordre des experts-comptables de Nouvelle-Aquitaine s’est largement engagé dans cette initiative, faisant du Pass’formation l’un de ses principaux chevaux de bataille[3] et rappelant que les experts-comptables sont les mieux placés pour accompagner les entrepreneurs dans l’acquisition des compétences fondamentales de gestion. Les experts-comptables travaillent ainsi à la formalisation d’une démarche structurée d’acquisition de compétences par les entrepreneurs.
Les syndicats de branche relayent aussi ce message à l’instar de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (UMIH), qui plaide activement pour la mise en place d’une formation en gestion obligatoire pour tout nouvel entrepreneur. Les établissements consulaires (chambre des métiers, de l’agriculture, du commerce et de l’industrie) ont également bien compris l’enjeu de proposer un accompagnement des entrepreneurs dans l’acquisition de compétences minimales.
Réduire les formalités : un pari risqué pour la réussite des entrepreneurs
L’idée d’un permis d’entreprendre va clairement à l’encontre des tendances définies par le législateur ces dernières années visant à réduire les exigences liées à la création d’entreprise. Le paradoxe est cependant évident entre la faible préparation à l’entrepreneuriat et l’ampleur des contraintes administratives et financières connues par le chef d’entreprise dans son quotidien.
Parmi les incongruités, on pensera notamment à l’abandon par la loi Pacte de 2019 de l’obligation de suivi des stages de préparation à l’installation (SPI) pour les créateurs ou repreneurs dans le champ de l’artisanat. À défaut de compétences approfondies, ils présentaient le mérite, avec une trentaine d’heures réparties sur 4 ou 5 jours, d’une première sensibilisation à la gestion. Les formations facultatives sont d’ailleurs généralement peu suivies, les entrepreneurs préférant consacrer leur énergie au développement et à l’installation plutôt qu’à construire des fondations solides. Il en va ainsi de « 5 jours pour entreprendre », proposée par les CCI, dont le succès reste mitigé pour des entrepreneurs, pressés de lancer leur activité, mais confondant parfois vitesse et précipitation.
Si de telles simplifications ont pu sembler politiquement opportunes, elles n’obèrent pas pour autant l’inévitable question du manque de compétences de certains chefs d’entreprise.
L’entrepreneuriat à la française : liberté sous condition ?
Bien que l’un des principes fondamentaux de l’entrepreneuriat repose sur l’apprentissage par l’expérience (le fameux « test and learn »), l’idée d’un permis d’entreprendre apparaît aujourd’hui, paradoxalement, incontournable à bien des égards. Tout d’abord, on pourra arguer qu’un tel projet tient à la singularité française, où la liberté entrepreneuriale s’affronte aux charges administratives parmi les plus lourdes au monde, rendant l’exercice du métier particulièrement difficile sur le plan de la gestion.
Ensuite, un tel sujet s’inscrit aussi sur le plan des valeurs, en cohérence avec la posture générale d’un interventionnisme étatique dont l’action ne peut se limiter à un libéralisme dévergondé pour les entreprises, là où les particuliers sont soutenus par un État providence parmi les plus redistributifs au monde.
Toujours dans cette veine, l’idée qu’un permis d’entreprendre, pourrait « protéger » les entrepreneurs des conséquences de leurs propres choix apparaît particulièrement compatible avec un esprit entrepreneurial à la française où l’aversion au risque reste parmi les plus élevées des pays de la triade. Enfin, la création d’un permis d’entreprendre constitue aujourd’hui un acte de responsabilité économique pour accompagner les territoires et conjurer un darwinisme économique, où seuls les mieux formés survivent, souvent au prix de lourds coûts psychologiques et sociaux.
La création d’un permis d’entreprendre constitue aujourd’hui un acte de responsabilité économique
Tribunaux de commerce, experts-comptables et chambres consulaires, l’ensemble des acteurs économiques des territoires et leurs représentants s’allient aujourd’hui pour défendre un permis d’entreprendre et plus généralement soutenir l’activité économique. Logement, agriculture, commerce, restauration, des secteurs entiers sont menacés et ont besoin plus que jamais de compétences en gestion.