« On ne sait pas si on va réussir, mais notre mission est de le faire », assure Bernard Magrez. En cette matinée du mois de juin, l’homme d’affaires de 88 ans, propriétaire de 42 vignobles dans le monde, dont quatre Grands Crus Classés du Bordelais, reçoit la presse au château La Tour Carnet, Grand Cru Classé en 1855, à Saint-Laurent-Médoc.
450 pieds de vigne
L’objet de cette visite : la présentation du projet « La Tour Carnet – Bordeaux 2050 », une étude scientifique unique par son ampleur visant à identifier les différentes voies d’adaptation de la vigne et du vin au changement climatique. De fait, « l’augmentation des températures et la sécheresse auront des effets en chaîne sur le vin, avec un impact sur les niveaux d’acidité (importants gustativement et à l’élevage), la quantité de sucre ou le degré alcoolique », énumère Lucile Dijkstra, directrice d’exploitation au château La Tour Carnet. Dans ce cadre, « la recherche sur les cépages de demain s’est imposée comme l’un des axes majeurs », explique-t-elle.
C’est ainsi qu’entre 2013 et 2022, une collection exceptionnelle de 91 cépages rouges et blancs, réunissant d’anciens cépages du Sud-Ouest et d’autres du pourtour méditerranéen, a été plantée sur 2,5 ha de la propriété. Cette étude, menée en collaboration avec l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture) et l’ISVV (Institut des sciences de la vigne et du vin) et faisant l’objet d’une thèse, s’appuie sur 450 pieds de vignes. « Ils sont observés et travaillés de la même façon que les autres ceps de la propriété, afin de voir leur comportement en situation réelle », poursuit la directrice d’exploitation entre les rangs alignés.
100 000 euros par an
« Mon objectif est de trouver avec quels cépages assembler le merlot du futur pour que le bordeaux conserve sa typicité, ce goût qui a fait les Grands Crus Classés de 1855 », expose Bernard Magrez. Pour y parvenir, il n’a pas lésiné sur les moyens. « Bernard Magrez voit les choses en grand. Cette expérimentation, qui coûte 100 000 euros par an pour produire des bouteilles (7 000 en 2023) qu’on ne vend pas, mobilise 3 personnes durant les vendanges et pour la vinification et une personne à l’année », détaille Lucile Dijkstra.
Pour simuler le réchauffement attendu d’environ 3 degrés en France d’ici 2050, les rangs ont été équipés de fils chauffants. Et un cuvier de vinification composé de 91 cuves thermorégulées et connectées « en format dînette », permettant la vinification séparée de chaque cépage, a été installé. Les différentes variétés sont ainsi étudiées pour en décrire les qualités en termes de viticulture (cycles de maturité, stress hydrique, acidité, rendement et résistance aux maladies), d’œnologie (recherche d’une signature chimique) et de typicité du goût des vins de Bordeaux, jugée à la dégustation par des professionnels.
5 cépages prometteurs
Les résultats présentés ne sont encore que préliminaires, mais force est de constater « qu’à ce jour et sur notre terroir, il n’y a pas de cépage parfait. Une approche multitraits est donc nécessaire : il faudra augmenter la diversité variétale pour trouver la résilience du vignoble bordelais. Mais cela nécessitera de faire modifier le cahier des charges de l’appellation Bordeaux, où le nombre de cépages autorisés n’a cessé de décliner depuis 1935 », remarque Lucile Dijkstra, pour tomber à six variétés seulement en 2024.
L’augmentation des températures et la sécheresse auront des effets en chaîne sur le vin, avec un impact sur les niveaux d’acidité, la quantité de sucre ou le degré alcoolique
Si le merlot, le cabernet franc ou le cabernet sauvignon pourront encore perdurer sur des sols spécifiques durant quelques années, leurs goûts devraient évoluer. Cinq variétés rouges se distinguent déjà pour entrer dans l’assemblage des Grands Crus de 2050.
Il faudra augmenter la diversité variétale pour trouver la résilience du vignoble bordelais
Direction la salle de dégustation pour découvrir le manseng noir (ancien monocépage du Sud-Ouest résistant à la sécheresse) qui rappelle le petit verdot ; l’arinarnoa (création de l’Inrae à maturité tardive présentant une bonne acidité) proche du cabernet sauvignon ; le fer servadou (très ancien cépage bordelais abandonné en raison de la difficulté à le cultiver) ; le duras (ancien cépage bordelais à maturité tardive évoquant le merlot) ; et le vinhao (cépage à maturité tardive de la vallée du Douro, au nord du Portugal, dont la couleur sombre et profonde rappelle celle du bordeaux).
Un vin à 12 degrés
Le travail sur les blancs, lui, vient de commencer, avec quatre cépages entrés dans l’étude récemment. « Ces dernières années, les blancs ont battu les rouges car ils ont l’air moins forts et plus purs. Les goûts du consommateur changent, c’est difficile mais nous devons essayer de les anticiper », analyse Bernard Magrez, qui sort cette année « un nouveau style de bordeaux » rouge et blanc à 12 degrés, et un effervescent de vin méditerranéen. « Ce projet si particulier répond à l’une des valeurs cardinales de mon entreprise : ne jamais renoncer », conclut Bernard Magrez.