La souplesse permise par le mécanisme du forfait annuel en jours a bon dos. Nous retrouvons aujourd’hui devant nos juridictions, de nombreuses contestations de clause de forfait annuel en jours, pour de multiples raisons, et notamment pour absence de suivi de la charge de travail. Les salariés en viennent presque à solliciter en priorité un rappel d’heures supplémentaires sur la base d’une clause forfait-jour illicite, car cela rapporte aujourd’hui souvent plus gros qu’une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse plafonnée par le barème Macron.
La Cour de cassation a d’ailleurs jugé, par un arrêt du 24 avril 2024 (no 22-20539), les dispositions relatives au forfait annuel en jours de la convention collective des avocats salariés nulles. État des lieux.
Il existe de nombreuses contestations de clause de forfait annuel en jours, notamment pour absence de suivi de la charge de travail
Les contours du forfait-jour
Le forfait annuel en jours permet d’échapper à toute référence en heures du temps de travail et ainsi de décompter le temps de travail en jours de travail. Ce dispositif permet ainsi de ne plus avoir à distinguer dans une journée entre les heures qui relèvent du temps de travail effectif et les heures incluses dans une journée de travail sans être du temps de travail effectif.
Immense avantage sur le papier donc pour les salariés autonomes qui gèrent eux-mêmes leur emploi du temps et qui occupent des fonctions ne nécessitant pas de contrôle étroit du temps de travail.
Or, afin d’encadrer au mieux ce dispositif, pour soumettre un salarié éligible à un dispositif de forfait-jour, deux formalités essentielles sont exigées :
– l’existence d’une convention ou d’un accord collectif préalable (C. trav., art. L.3121-63) ;
– l’insertion, au niveau individuel, d’une clause sur le forfait-jour dans le contrat de travail ou dans un avenant au contrat pour chaque salarié, permettant de matérialiser son accord (C. trav., art. L.3121-55).
Si ces deux conditions préalables sont établies, les employeurs doivent justifier que ces dispositions conventionnelles protègent suffisamment la santé des salariés. L’accord (de branche ou d’entreprise) doit donc prévoir a minima les catégories de salariés susceptibles de conclure une convention individuelle de forfait (par exemple : uniquement les cadres autonomes), la période de référence du forfait, qui peut être l’année civile ou toute autre période de 12 mois consécutifs, le nombre de jours compris dans le forfait, dans la limite de 218 jours, les caractéristiques principales des conventions individuelles de forfait qui doivent notamment fixer le nombre de jours compris dans le forfait et les conditions de prise en compte, pour la rémunération des salariés, des absences ainsi que des arrivées et départs en cours de période.
Les accords de mise en place du forfait-jour doivent également prévoir :
– les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié ;
– les modalités selon lesquelles l’employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail du salarié, sur l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, sur sa rémunération ainsi que sur l’organisation du travail dans l’entreprise ;
– les modalités selon lesquelles le salarié peut exercer son droit à la déconnexion.
Très souvent, les contentieux reposent sur l’absence de ces clauses dans l’accord fondateur.
Cela était si fréquent que le législateur est venu ajouter une « béquille » au texte de loi, par un mécanisme de rattrapage.
Ainsi, l’article L.3121-65 du Code du travail prévoit, depuis la Loi travail du 8 août 2016, des mesures supplétives qui permettent à l’employeur de conclure valablement des conventions individuelles de forfait en jours, en l’absence de clause conventionnelle sur le suivi de la charge de travail, à la condition de mettre en place unilatéralement les mesures nécessaires pour pallier les lacunes de l’accord collectif.
Ces mesures supplétives sont les suivantes :
– l’employeur établit un document de contrôle du nombre de jours travaillés faisant apparaître le nombre et la date des journées ou demi-journées travaillées. Sous la responsabilité de l’employeur, ce document peut être renseigné par le salarié ;
– l’employeur s’assure que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires ;
– l’employeur organise une fois par an un entretien avec le salarié pour évoquer sa charge de travail qui doit être raisonnable, l’organisation de son travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, ainsi que sa rémunération ;
– l’employeur définit et communique par tout moyen au salarié les modalités d’exercice de son droit à la déconnexion.
Cette béquille permet d’éviter, dans la mesure du possible, en cas de contentieux, la chute de la clause forfait-jour, et le rappel concomitamment d’heures supplémentaires rétroactivement sur trois ans.
Ce mécanisme de rattrapage est donc intéressant. Mais encore faut-il que les employeurs le mettent véritablement en pratique.
Le cas d’espèce
Dans l’affaire qui nous intéresse, la Cour de cassation est venue nous dire que les dispositions de la convention collective des avocats salariés relatives au forfait annuel en jours ne sont pas suffisantes pour garantir une amplitude et une charge de travail raisonnables (Cass. Soc. 24 avril 2024, no 22-20.539).
Dans les faits, une avocate salariée soumise à une convention de forfait-jours depuis 2013 avait formé une demande en rappel de salaire au titre des heures supplémentaires, liée à la nullité de sa convention individuelle de forfait. Pour elle, aucun outil de contrôle de la charge de travail n’avait été mis en place par l’employeur pour garantir le bon équilibre vie professionnelle/vie personnelle.
L’employeur considérait de son côté que les dispositions prévues par le dispositif conventionnel servant de base à la convention étaient conformes aux exigences légales et jurisprudentielles. Pour encadrer le recours à la convention de forfait-jours, il faisait en effet application notamment des dispositions de la convention collective, d’un accord collectif d’entreprise et en complément, d’une charte des bonnes pratiques en matière d’organisation du temps de travail.
La Cour de cassation a malgré tout invalidé le dispositif conventionnel dans son intégralité : les textes qui le composent « ne permettent pas à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié ».
Le cabinet d’avocats en question a, en plus de son dispositif conventionnel, utilisé les mesures de rattrapage précitées pour ne pas encourir la nullité des clauses forfait-jour.
Que nenni. La Chambre sociale a estimé que la charte des bonnes pratiques rédigées en interne ne suffisait pas à garantir une charge de travail raisonnable et une bonne répartition du temps de travail.
La Cour de cassation a déjà statué en ce sens pour les dispositions de la convention collective du commerce de détail non alimentaire en 2022 (Cass. Soc. 14 décembre 2022, no 20-20572).
En conséquence, il convient d’être extrêmement prudent sur l’usage du forfait annuel en jours : d’une part, compte tenu des risques de nullité du fait de l’absence de garanties suffisantes conventionnelles ; et d’autre part, compte tenu de l’absence potentielle d’autonomie des salariés qui y sont assujettis et qui peuvent faire tomber leur clause pour ce motif.
D’autres mécanismes d’aménagement du temps de travail peuvent soulager la gestion RH et donner un peu de souplesse aux entreprises
Il faut donc voir le verre « à moitié vide ». Le forfait annuel en jours n’est pas nécessairement salvateur. D’autres mécanismes d’aménagement du temps de travail peuvent soulager la gestion RH et donner un peu de souplesse aux entreprises, telles que les conventions de forfait hebdomadaire en heures, voire l’annualisation du temps de travail pour les entreprises à forte saisonnalité.