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Victime inapte à son emploi : quelle indemnisation ?

LA TRIBUNE DU BARREAU DE BORDEAUX - Après un accident corporel, les conséquences sur les victimes ne se limitent pas toujours à la sphère personnelle, mais viennent parfois bouleverser leur avenir professionnel. Si certaines parviennent à retrouver leur emploi après une période de convalescence, d’autres, en raison de séquelles durables, sont définitivement empêchées de reprendre leur poste. Lorsque l’accident a été causé par un tiers responsable, la victime dispose d’un droit à réparation intégrale de son préjudice auprès de l’assureur de ce dernier. Comment réparer la perte de son métier ?

Agnès MALAFOSSE

Me Agnès MALAFOSSE © Louis Piquemil - Echos Judiciaires Girondins

Le principe de réparation intégrale du préjudice impose à l’auteur d’un accident de replacer la victime dans la situation dans laquelle elle se serait trouvée si le dommage ne s’était pas produit, sans perte, ni profit. Les pertes de gains, passées comme futures, ne sont que partiellement compensées par la sécurité sociale.

Qui se prononce sur l’aptitude médicale après un accident ? En cas d’inaptitude, la victime a-t-elle l’obligation de se reclasser ? Quid de son indemnisation ?

L’évaluation de l’inaptitude au poste de travail

L’évaluation se fait au moment de la consolidation, lorsque l’état de santé de la victime est stabilisé. Pour les salariés du secteur privé, c’est le médecin du travail qui se prononce sur l’éventuelle inaptitude en dessinant des restrictions médicales pour un éventuel reclassement. Pour les fonctionnaires, ces conclusions sont prises par la commission de réforme.

En tout état de cause, il ne faut pas sous-estimer l’importance fondamentale de l’expertise en indemnisation sur ce point. Pour les indépendants et les libéraux, ce sera bien souvent le seul moment où un médecin se prononce. Mais surtout, pour l’intégralité des victimes, quand bien même il y aurait un avis d’inaptitude de la médecine du travail, il faut se préparer à affronter l’adversité du médecin-conseil de la compagnie d’assurances, qui pourrait essayer de relativiser l’inaptitude, d’estimer qu’elle n’est pas médicalement justifiée, ou bien encore qu’elle est liée à des troubles sans lien avec l’accident objet de l’indemnisation. Pour parer ces difficultés, il est préconisé d’être assisté d’un avocat et d’un médecin-conseil engagés dans la défense des victimes.

La victime inapte à tout emploi

Dans les situations les plus graves, (lésions médullaires sévères, traumatismes cérébraux graves…), les séquelles physiques ou cognitives rendent la victime totalement inapte à toute activité professionnelle. L’indemnisation couvre alors :

• la perte de gains professionnels totale, calculée sur la base du salaire de référence que la victime aurait raisonnablement pu percevoir sans l’accident. Cette somme peut être versée sous forme de rente, ou capitalisée jusqu’à l’âge de départ à la retraite, voire en viager si la victime est jeune ;

• l’incidence professionnelle, qui répare la perte d’identité sociale et la détresse de la victime en lien avec son exclusion du monde du travail.

La victime apte à son poste, sous conditions

Lorsque les séquelles n’empêchent pas la reprise du travail, la victime peut reprendre sur un poste aménagé, avec une réduction du temps de travail, ou une pénibilité accrue. Les séquelles peuvent alors avoir un impact direct sur sa carrière et sa retraite.

Dans cette hypothèse, l’indemnisation couvre à la fois :

• la perte de gains professionnels, qui compense la baisse de revenus éventuelle ;

• l’incidence professionnelle, qui répare la limitation des perspectives d’évolution, la pénibilité au travail, la dévalorisation sur le marché de l’emploi, ou encore l’incidence sur la retraite.

La victime inapte à son poste, mais pas à tout emploi

Si la médecine du travail déclare la victime inapte à son poste, l’employeur est tenu de lui proposer un poste compatible avec son état de santé. En pratique, et particulièrement dans les petites entreprises, un tel reclassement est souvent impossible. L’employeur procède alors à un licenciement pour inaptitude. ​​Dans un tel cas, quel devenir professionnel pour la victime ? A-t-elle l’obligation de se reclasser ?

Principe de non-mitigation : la victime n’a pas l’obligation de se reclasser

Contrairement au droit anglo-saxon du « duty to mitigate », qui impose à la victime de faire des efforts pour limiter l’ampleur de son dommage, le droit français repose sur un principe constant de non-mitigation. Autrement dit, la victime n’a pas à prendre de mesures visant à réduire son préjudice, et diminuer le montant de son indemnisation. Le régleur doit en assumer toutes les conséquences.

Un cuisinier avait été déclaré inapte à son poste, puis licencié après avoir refusé un reclassement sur un poste en dehors de son domaine d’activité. Pour autant, la Cour de cassation a considéré que ce refus ne permettait pas une réduction de son droit à indemnisation (Cass. Crim., 4 avril 2018, n° 17-80.297). La perte de gains professionnels devait lui être indemnisée intégralement, et on ne pouvait lui reprocher d’avoir refusé un poste qui aurait pu éviter cette perte de revenus.

Ainsi, l’indemnisation de la perte de gains professionnels futurs doit intervenir dès lors que la victime n’est plus en mesure d’exercer son activité professionnelle dans les conditions antérieures à l’accident. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit inapte à toutes fonctions (Crim., 4 mars 2014, n° 13-80.472).

En clair, on ne peut attendre d’un boulanger devenu inapte à son emploi qu’il accepte un reclassement sur un poste d’assistant administratif. Son indemnisation doit couvrir l’intégralité de sa perte de revenus, sans que la recherche d’un emploi adapté à ses séquelles ne soit une condition préalable.

Les jurisprudences récentes de la Cour de cassation

Depuis 2022, la Cour de cassation a progressivement durci les conditions d’indemnisation des victimes inaptes à travailler.

Un premier tournant s’est opéré avec un arrêt du 24 novembre 2022, dans lequel la deuxième chambre civile a exigé que les juges vérifient si la victime était réellement dans l’impossibilité d’exercer un quelconque emploi avant d’accorder une indemnisation intégrale (Cass. Civ. 2, n° 21-17.323). Cette logique a été confirmée par les autres chambres (Cass. Civ. 1, 8 février 2023, n° 21-21.283 ; Cass. Civ. 2, 6 juillet 2023, n° 22-10.347 ; Cass. Crim., 23 avril 2024, n° 23-82.449).

Heureusement, un arrêt rassurant de la première chambre civile est venu réaffirmer le principe de non-mitigation. En l’espèce, la Cour de cassation censurait une cour d’appel qui avait limité à 30 % l’indemnisation de la perte de gains professionnels future de la victime, en retenant qu’elle ne justifiait pas de démarches sérieuses de recherche d’emploi ou de reconversion professionnelle (Cass. Civ. 1, 5 juin 2024, n° 23-12.693).

Si cet arrêt rassurait quant à la garantie du principe de réparation intégrale, la chambre criminelle a, quelques semaines plus tard, repris une position plus stricte, confirmant que l’indemnisation totale ne pouvait être accordée que si la victime était totalement privée de toute capacité de travail (Cass. Crim., 18 juin 2024, n° 23-85.739). La deuxième chambre civile a enfoncé le clou par trois arrêts du 7 novembre 2024 (n° 23-12.243, n° 23-12.369, n° 23-15.302).

Ce récent feuilleton jurisprudentiel crée une insécurité juridique pour les victimes, mettant à mal la stabilité et la prévisibilité de la règle de droit. Il fait également peser sur leurs épaules d’importantes exigences probatoires. On peut espérer qu’un arrêt d’Assemblée plénière viendra prochainement clarifier la position de la Cour de cassation.

Préserver les droits des victimes

Face à ces évolutions, le rôle de l’avocat est primordial. Au-delà de l’inaptitude médicale, il est désormais nécessaire de démontrer qu’en raison de son handicap, de son âge et de son parcours, la victime n’a plus de perspectives de retrouver le chemin de l’emploi. Il convient alors de réunir des éléments de preuve solides :

• expertises médicales et rapports d’ergothérapie ;

• avis de médecins spécialisés ;

• justificatifs de tentatives de reclassement infructueuses ;

• analyses du marché de l’emploi en lien avec les capacités résiduelles de la victime.

La démonstration rigoureuse de l’absence de perspectives professionnelles est essentielle pour garantir une indemnisation conforme au principe de réparation intégrale. L’enjeu est de taille : préserver les droits des victimes face aux nouvelles exigences probatoires imposées par la jurisprudence.