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Tribunal de commerce de Bordeaux : Mission prévention

INTERVIEW - Longtemps juge en chambre des procédures collectives, Marc Salaün, qui est également fondateur et directeur d’Aquiprom, a été élu à la présidence du tribunal de commerce en novembre dernier. Alors que le nombre de procédures collectives est encore en augmentation en 2024, la juridiction met en place de nombreux outils pour prévenir les difficultés.

Tribunal de commerce de Bordeaux, Marc SALAÜN

Marc SALAÜN, président du tribunal de commerce de Bordeaux © Louis Piquemil - Echos Judiciaires Girondins

Échos Judiciaires Girondins : Vous succédez à Caroline Ricou-Bourdin à la présidence du tribunal de commerce de Bordeaux. Comment envisagez-vous votre mandat ?

Marc Salaün : « J’étais vice-président du tribunal pendant quatre ans, d’abord deux ans avec Jean-Marie Picot, puis deux ans avec Caroline Ricou-Bourdin. J’ai proposé ma candidature à la présidence, ce que je ne pouvais pas faire les autres années en raison de mon activité professionnelle. L’engagement au tribunal de commerce demande beaucoup d’investissement en temps. Je suis désormais prêt à m’y consacrer pour les deux années à venir. Alors que mes prédécesseurs étaient issus des chambres contentieuses, j’ai effectué la plus grosse partie de mes mandats en procédures collectives. Ça ne change pas grande chose à la fonction, mais il est vrai que j’ai un attachement particulier au traitement des difficultés des entreprises. Dans mon mandat de président, j’essaye de faire évoluer les choses avec une vision un peu différente. »

 

EJG : Comment fonctionne et se renouvelle le tribunal ?

M. S. : « En 2023, nous étions 58 sur une capacité de 60 juges. Pour devenir juge, il faut être chef d’entreprise ou dirigeant de société et candidater. Quand je vais rencontrer les chefs d’entreprise pour leur présenter les missions du tribunal, je parle toujours du besoin de recrutement. Il faut qu’ils soient prêts à donner de leur temps bénévolement. Il faut y trouver un intérêt par rapport à ses propres valeurs. Les nouveaux juges commencent par le contentieux : il faut être cohérent, motiver ses décisions et expliquer le jugement pour qu’il ait du sens. Il y a aussi la formation qui représente huit sessions d’une ou deux journées à l’ENM. Cette année, on a un renouvellement de quatre à cinq juges. Les jeunes juges sont élus pour deux ans, et ensuite on peut avoir quatre autres mandats de quatre ans. Ce qui fait maximum dix-huit ans de mandature. »

 

EJG : Comment fonctionnent les différentes chambres du tribunal ?

M. S. : « Il y a huit chambres : quatre chambres de contentieux, trois chambres de procédures collectives – dont la troisième ne fonctionnait qu’une semaine sur deux, je l’ai passée à un rythme hebdomadaire vu les besoins – et une chambre de prévention/conciliation. On fonctionne donc par chambre dans une ambiance sympathique. Les juges travaillent et se forment ensemble : c’est la majorité, si ce n’est l’unanimité, des juges qui valide un jugement. C’est important pour nous tous d’avoir un accord partagé en délibéré, ce qui n’est pas évident pour les chefs d’entreprise. Au tribunal, il faut de l’humilité pour être juge, c’est une valeur importante, au-delà de vouloir servir le monde économique. On aide les entreprises en difficulté, mais aussi les chefs d’entreprise et leurs salariés et nous sommes conscients que certaines de nos décisions peuvent avoir un impact lourd. »

 

EJG : Vous privilégiez de plus en plus des modes alternatifs de règlement des difficultés…

M. S. : « Oui, en prévention : sur la base de signaux (procédures d’injonction de payer, résultats négatifs récurrents, absence de dépôt des comptes…), on convoque un chef d’entreprise et lui propose de l’accompagner. On a réussi à mettre en place la chambre de prévention et conciliation avec Caroline Ricou-Bourdin et l’appui de l’ancienne bâtonnière Christine Maze, une initiative poursuivie avec Caroline Laveissière, la nouvelle bâtonnière. Il est préférable de passer au maximum par ces solutions de conciliation, ce qu’on essaie de privilégier en chambres contentieuses car elles permettent aux parties de poursuivre une relation commerciale. Depuis que je suis vice-président, j’ai proposé à mes prédécesseurs de faire sortir le tribunal de ses murs. On ne doit pas en avoir peur, nous sommes nous aussi des chefs d’entreprise. »

 

EJG : Comment aider les chefs d’entreprise en difficulté ?

M. S. : « J’ai la volonté de regrouper tous les intervenants. Cela facilite le travail des associations d’aide pour qu’elles sachent comment les contacter directement pour aller négocier. On a organisé avec Caroline Ricou-Bourdin des rencontres au sein du tribunal qui rassemblent les associations de chefs d’entreprise bénévoles accompagnant les dirigeants en difficulté, les structures de la DGFIP, de l’URSSAF. Ce sont des partenaires à l’écoute. Il y a aussi la Banque de France qui est très mobilisée. Elle a mis, par exemple, gratuitement à disposition des entrepreneurs OPALE, un outil d’analyse et de simulation financière en ligne.

Le message qu’on essaie de porter auprès des dirigeants, c’est qu’il n’y a aucune honte à venir nous voir. Dans le cadre d’un redressement ou d’une sauvegarde, il conserve le contrôle de son entreprise. Il doit faire face à ses charges directes, mais tout le passif antérieur est bloqué par la procédure, c’est un soutien énorme. On essaie de faire passer le message, dans les clubs d’entreprise, qu’il faut venir nous rencontrer le plus tôt possible en cas de besoin et si possible demander l’ouverture d’un mandat ad hoc ou d’une conciliation, des procédures confidentielles que beaucoup de chefs d’entreprise ne connaissent pas. »

Bordeaux, place de la Bourse

Bordeaux, place de la Bourse © Shutterstock

 

EJG : C’est un message que vous et vos prédécesseurs faites passer depuis quelques années… Quelle est la situation actuelle ?

M. S. : « Il y a eu une belle progression de l’information. Il y a encore cinq ans, on avait entre 60 et 80 mesures de prévention par an, on est passé à 225 en 2023 et on estime qu’on ouvrira environ 400 procédures de prévention cette année. Bien sûr, cela correspond aussi à un réel besoin. Au premier trimestre, le nombre de procédures collectives ouvertes était important, avec un pourcentage de liquidations directes inquiétant. On était à 1 345 procédures collectives en 2023 et on devrait atteindre 1 600 cette année. Mais ce n’est pas pour autant qu’on finit en liquidation ! On trouve une issue positive pour un redressement sur deux et pour 70 % des procédures de sauvegarde car il y a eu anticipation.

On estime qu’on ouvrira 400 procédures de prévention cette année

Mais l’année va être compliquée en nombre de procédures. Ce qui m’inquiète, au-delà du fait qu’il y a plus de liquidations que de redressements, c’est que, dans cette période de crise, les chefs d’entreprise à qui nous proposons de tenter un redressement, jettent plus facilement l’éponge, beaucoup ont perdu énergie et motivation. Il manque parfois un minimum de formation sur les compétences du chef d’entreprise mais aussi, bien souvent, un capital de départ suffisant. Certains ne savent pas raisonner en flux de trésorerie. Il ne faut pas avoir fait les grandes écoles pour manager mais il faut un minimum de compétences financières, c’est important. »

 

EJG : Quels sont les secteurs les plus touchés par cette crise ?

M. S. : « Les trois gros pôles de procédures collectives sont l’hôtellerie-restauration, la construction avec de plus en plus de promoteurs ce qui entraîne des réactions en chaîne, et enfin le retail : les petits commerçants. »

 

EJG : Avec 58 juges actifs, comment faites-vous face à l’augmentation de l’activité ?

M. S. : « On espère revenir à 60 juges cette année. Ce qui est difficile à Bordeaux, c’est que l’on n’a que deux salles d’audience. En contentieux, les parties et leurs avocats attendent leur tour dans la salle d’audience pendant que les autres avocats plaident. En procédure collective, les dossiers sont appelés un par un. On a trouvé des bancs supplémentaires pour que les parties soient assises. Ça n’a l’air de rien mais c’est très important car ce sont des personnes en difficulté et l’audience peut être longue. On essaie d’améliorer l’accueil et de faire preuve d’empathie dans nos échanges. On n’est pas là pour les exécuter ! »

 

EJG : Il y a quand même des perspectives positives…

M. S. : « Comme je l’ai dit : la prévention, le mandat ad hoc, la conciliation augmentent bien, c’est très positif. Sur le plan économique, ce n’est pas encore l’euphorie mais on a une stabilisation de l’inflation et des secteurs marchent très bien tels que l’aéronautique, la défense… Mais il va falloir être patient. Il y a toute une chaîne d’actions qui se met en place pour aider le dirigeant et on en fait partie. »

On essaie de faire comprendre aux dirigeants qu’il n’y a aucune honte à venir nous voir

Marc Salaün : Au service de ses pairs

Après sa prépa à Montaigne, ce Bordelais d’origine a fait un crochet (de 18 ans !) à Paris. Là, il suit une formation d’ingénieur en bâtiment puis une école de commerce (HEC). « J’ai voulu concilier les deux en faisant de la promotion immobilière, intervient-il, ça me paraissait assez évident. » Pendant 10 ans, il apprend le métier chez Bouygues Immobilier. Revenu à Bordeaux en 1999, il reprend d’abord la direction de la branche immobilière du groupe Fayat. Puis, en 2005, il monte sa propre structure, Aquiprom, qu’il met en veille le temps d’assurer la direction Sud-Ouest de BNP Paribas Immobilier. En 2009, il sent qu’il est temps de reprendre sa liberté. Celle-ci va coïncider avec son engagement auprès de ses pairs.

« J’avais envie de m’investir, de rendre service », explique Marc Salaün. Sa rencontre avec un juge du tribunal de commerce le convainc : « Il m’a parlé de ses missions, j’ai réalisé que c’était en phase avec mes compétences. C’est comme ça que j’ai candidaté. » Élu en 2010, il commence par les chambres de contentieux. Après deux années, il bascule « par goût » sur les procédures collectives. D’abord juge, il deviendra par la suite président de chambre des procédures collectives.

Parallèlement à son engagement au tribunal, Marc Salaün poursuit son activité dans l’immobilier : « Je souffre comme les autres. Mais j’ai la chance d’avoir une meilleure visibilité que certains car j’ai basculé sur le montage d’opérations, souligne-t-il, ça me permet de mieux gérer mon temps ». Une équation compliquée pour les juges du tribunal qui sont tous bénévoles. « Il faut être passionné », sourit Marc Salaün.

Mandat ad hoc et conciliation : des mesures confidentielles et efficaces

« Un mandataire ad hoc est nommé par le tribunal de commerce », indique Éric Gaschignard, lui-même mandataire ad hoc/conciliateur chez Eversio, « mais on est aussi sollicités par des experts-comptables, avocats, fonds d’investissement, CCI, incubateurs de start-ups ou encore DAF qui constatent qu’un de leur client est en difficulté. » Après une étude de la situation et un accord sur l’honoraire, le rendez-vous est pris avec le tribunal de commerce. Le client va montrer ses livres de comptes, et en fonction de la situation, un mandat ad hoc (qui représente six mois de procédure) peut être ouvert. « On demande alors une suspension de paiement auprès des banques », continue Éric Gaschignard. Lorsque l’entreprise retrouve de la trésorerie, elle peut mettre en place un plan, se vendre ou trouver un partenaire financier. « Ces procédures sont confidentielles, rajoute Éric Gaschignard. C’est souple et la valeur de l’entreprise est préservée. On sauve ainsi 7 à 8 entreprises sur 10 ! »